Il était tard, le soleil s’était couché. Le château retrouvait un semblant de calme. Cependant, les chandelles brûlaient encore dans les appartements privés de la Reine. Irèn ne dormait que très peu depuis la mort de son époux. Toute entière consumée par sa vengeance, elle échafaudait des plans, planifiait la guerre à venir. Elle avait trouvé des alliés et les Thorons bientôt paieraient pour leur crime. Sura n’était pas avec elle, elle l’avait congédié malgré l’insistance de la jeune femme pour rester à ses côtés. Irèn sentait son ambition et elle savait qu’elle attendait de son amitié autre chose qu’une simple complicité entre femmes. Elle avait besoin d’être seule cette nuit.

Sa longue chevelure blonde presque blanche cascadait librement sur ses épaules. Ses suivantes s’étaient occupées de lui dénouer sa coiffure d’apparat, de lui brosser les cheveux et de l’oindre d’huile de bois de rose. Elle s’était également rafraichie avec un bain et cela l’avait quelque peu délassée. Mais sa tête continuait de penser, jour et nuit. L’homme qu’elle avait aimé, qui était son époux avait été tué par des êtres innommables qui ne méritaient pas mieux que la mort. Et elle aurait sa vengeance. Dans cette vie ou dans l’autre.

La chambre de la Reine était immense. Une grande table de bois massif était encombrée de cartes, de documents qu’Irèn étudiait jusque tard dans la nuit. Plus loin se trouvait deux petits canapés entourant une table basse permettant de prendre une boisson. Le lit de la Reine était immense, surmonté d’un dais aux armoiries de la maison Heledir. Un balcon donnait sur les jardins et Irèn venait de temps en temps respirait l’air frais de la nuit. Elle avait mis beaucoup de temps à se décider si elle gardait cette chambre ou si elle en changeait. Cela avait été l’appartement privé du couple royal. S’y retrouver seule avait été une douleur de tous les instants. Elle revoyait les instants passés avec le Roi, leurs étreintes et les soirées douces à profiter d’un peu de temps sur le balcon. Mais c’était l’aiguillon qui la poussait tous les jours en se réveillant et tous les soirs en se couchant. Irèn était vêtue d’une robe plus légère que lors de la journée.

tenue d’Irèn:

Elle entendit du bruit derrière elle et se retourna vivement. Une porte dérobée s’ouvrait et elle eut le réflexe de prendre une dague qu’elle gardait non loin d’elle. Elle la relâcha lorsqu’elle reconnut Balian. L’homme en qui elle avait sans nul doute le plus confiance. Le chef de sa garde personnelle. Elle le connaissait depuis de nombreuses années.

Balian ! Grands Dieux ! Tu m’as fait peur !

Il avait l’autorisation d’entrer dans ses appartements, étant en charge de sa sécurité.

Tu n’aurais pas pu t’annoncer ?

Mais le sourire qui se dessinait sur ses lèvres prouvait qu’elle n’était pas réellement fâchée contre lui.  

Le château s’emmitoufle peu à peu de la torpeur de la nuit. Les allées et venues dans les couloirs de pierre diminuent inexorablement, comme chaque jour, laissant le crépitement des torches à l’abri des regards. Balian connaît désormais des journées habituelles. Son rôle à la tête de la garde de la Reine d’Heledir lui a été délivré à l’issue de ce carnage sanglant et de la disparition d’Eraldan. Alors, il assure depuis ce moment marquant dans l’histoire d’Heledir la protection de la Reine et de cette bâtisse aux hauts murs de pierre. Celle-ci est loin d’être une inconnue et les souvenirs d’enfance le tiraillent à chaque fois que ses yeux se posent à nouveau sur elle.

Et dire qu’elle est devenue Reine…Tout s’est passé si rapidement. Pourtant, il aurait dû réaliser que son portrait se prêtait bien à un tel destin. Une jolie jeune dame de la grande maison Kyvir. Et puis, Balian fut impliqué à son tour, la rejoignant dans le tourbillon du destin. Et pas seulement. Ses pas le mènent à la porte donnant directement sur la chambre de la Reine. Malgré la disparition de son époux et pour tous ceux qui seraient perplexe, sa présence ici signifie qu’elle détient le pouvoir. On ne peut pas dire que la Reine est connue pour transiger, ni même pour entretenir un lien particulier avec son peuple.  Tous les jours, elle porte un fardeau qui l’amène toujours plus près de l’abîme et de l’isolement.

Alors, lorsqu’elle brandit sa dague contre Balian, celui-ci n’est guère surpris. Vêtu de sa tunique de cuir portant l’armoirie de la maison royale d’Heledir en symbole doré sur sa poitrine et dans son dos, il cesse son mouvement pour éviter d’accentuer l’inquiétude soudaine d’Iren.



« Préférez-vous que je m’annonce ma Reine dorénavant ? Ma venue pourrait survenir à de mauvais moments. »

Il n’en dit pas plus dans un premier temps. Ses yeux explorent à nouveau les appartements spacieux de la Reine. Son regard se repose sur Iren. Le bruit de ses bottes claquent sur la pierre et il distingue du coin de l’œil les cartes souvent étudiées par Iren posées sur la table massive. Dans le même temps, il s’est un peu rapproché au point de percevoir la fraîcheur qui se dégage de la souveraine depuis son bain. Il n’en dit pas plus sur le sujet, connaissant sa détermination à poursuivre sa vengeance. Du moins, pour le moment.

« Mais, ne suis-je pas le seul à connaître ce moyen d’accéder aux appartements royaux ? »

L’homme conserve sa posture droite et virile. Sa question pourrait être anodine mais Balian invite tout de même la Reine à donner des indications qui peuvent l’éclairer. Il est sa faiblesse et sa force. Son dernier rempart ou la fragilité dans ce mur de pierre autoritaire qu’elle symbolise. Les yeux de l’homme cessent de croiser les siens, observant sans honte la tenue légère de la souveraine et ses formes pour qu’elle le remarque.

Le bruit derrière elle l’avait fait sursauter et un réflexe l’avait conduit à s’emparer de la dague qu’elle gardait non loin. Le cœur battant, elle avait alors reconnu Balian. L’homme qu’elle connaissait depuis l’enfance. Son ami, son confident, son protecteur. Il la protégeait depuis qu’elle était une fillette. Son air effrayé laissa place à un sourire doux. Il était sûrement le seul à la faire sourire depuis la disparition de son époux. Il était ses racines, ce qui la rattachait encore à ce qu’elle avait été, en un temps si lointain que cela ressemblait à une autre époque.

D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Balian avait toujours eu une influence positive sur elle, bien qu’elle ne le reconnaisse pas toujours. Il parvenait à la calmer, l’apaiser mais également à la détendre. La jeune Reine n’avait guère d’amis autour d’elle. Plus depuis la mort de son époux et la vengeance qui avait empoisonné son esprit et son cœur. Balian restait pourtant auprès d’elle, fidèle entre les fidèles. Le dernier. Est-ce que lui aussi allait finir par partir, horrifié par les horreurs que Irèn avait dans le cœur ? Elle avait bien changé, c’était certain. Une femme torturée, désemparée qui poursuivait une course folle qui ne lui apporterait pas la paix. Mais elle ne pouvait le voir. Certains conseillers avaient tenté de la raisonner et n’avait obtenu que sa colère.

Elle secoue la tête d’un air réprobateur.

Nous sommes en privé. Tu sais bien que tu peux me tutoyer lorsque nous sommes seuls.

Naturellement, Irèn était stricte sur l’étiquette et Balian se devait de s’adresser à elle par ses titres lorsqu’ils étaient en public. Mais en privé, elle restait Irèn pour lui. Il n’était pas un étranger. Elle ne se détendait qu’avec lui.

Cela fait bien longtemps que cette couche reste vide…. Tu ne surprendrais rien, crois-moi…

La peine transparaissait dans sa voix. Elle n’avait pas pris d’amant à la mort de son époux, elle n’avait pas non plus cherché à se remarier malgré la foule de prétendants qui lorgnaient surtout sur le trône d’Heledir. Non. De toute façon, son fils hériterait de la Couronne. Balian s’avança dans sa tenue aux armoiries de la royauté. Il était élégant et viril. Il balaya du regard la pièce, réflexe d’un responsable de sécurité. Mais tout était calme, elle ne risquait rien. Elle hoche la tête.

Bien sûr que tu es le seul… Je ne fais confiance à personne d’autre qu’à toi… As-tu dîné au moins ? Je peux faire monter de quoi te restaurer si tu le souhaites.

Irèn a pleinement conscience qu’il est sa faiblesse. Avec lui, la force de sa haine et sa volonté de vengeance sont comme annihilées. Mais elle retrouve une force nouvelle en sa présence, plus saine pourrait-on dire. Balian s’est approché d’elle et la contemple à présent. La tenue d’Irèn est légère mais pourtant elle ne rougit pas. Elle plonge son regard dans le sien et un sourire s’étire à nouveau sur ses lèvres.

Je suis contente que tu sois là.



Ils sont proches, sans que cela soit déplacé. Mais le regard intense qu'il lui lance fait accélérer douloureusement son coeur. Pourquoi ?  

On dirait presque que son statut de Reine lui pèse en cet instant. Alors qu’elle se montre si stricte au quotidien avec ses sujets. Le ton qu’elle emploie démontre une pointe d’agacement. Et lui comprend qu’il se doit de se reprendre pour lui adresser la parole comme si rien ne s’était passé, comme si ils étaient ces deux jeunes enfants d’Heledir.

« Je peux te parler comme il te plaira. Mais, tu es et tu resteras ma Reine. »

De profil par rapport à la souveraine, il finit par échanger avec elle un regard mystérieux à la fin de sa phrase. Un léger silence s’installe et Irèn ira comprendre ce qu’elle souhaite de ses mots laissant transparaître la loyauté et le dévouement de Balian. Mais, peut-être un peu plus aussi. La discussion reprend et elle évoque cette fois-ci le symbole même de l’intimité de la Reine, sa couche. A sa grande surprise, Balian observe une Reine bien loquace suite à sa question.

« Je n’évoquais pas forcément tes moments de complicité dans ces moments gênants… Tu pourrais être embêtée de me voir à d’autres moments non ? »

Par exemple lorsque la couche de tissu qui est sur sa peau est encore plus fine ou éparse. Elle n’a nul besoin de se justifier. D’ailleurs, il sait qu’il n’est que celui qui est en charge de sa protection. L’amitié qu’elle lui porte ne doit pas le tromper sur un état de fait : elle suivra ce qu’elle a en tête coûte que coûte. La situation présente ses limites. Alors qu’il se rapproche, elle confirme qu’il est bien le seul à connaître l’accès à la chambre par cette porte dérobée, lui renouvelant sa confiance par la même occasion. Le brun hoche la tête avec sérénité et en vient à répondre immédiatement.

« Pourquoi devrais-tu avoir peur si cette porte s’ouvre, vu que tu sais qu’il s’agit de moi ? »

Il semble que la colère n’est pas le seul sentiment qui semble l’étreindre. Il y a aussi cette peur. Peur justifiée quand on réalise comment le Roi est tombé. La fragilité de la Reine lui saute aux yeux mais il n’en dit rien. Il ne se montre pas plus volubile dans un premier temps lorsqu’elle lui propose de se restaurer. Balian se voit mal déguster son repas sous les yeux de la Reine et solliciter les services d’une servante pour cela. Sa venue dans les appartements royaux à cette heure-ci n’a pas forcément besoin d’être connue par les autres âmes qui peuplent ce château ? Sa voix est apaisée.

« Je te remercie. Mais, je n’ai pas faim. Je n’ai pas soif. Je veux…simplement te voir. »



Le regard qu’il lui porte ne semble pas la perturber. Il réalise à nouveau qu’elle est devenue une belle femme. Désirable. Celle qui a toujours été particulière à ses yeux depuis son plus jeune âge. A son sourire, le commandant de la garde lui répond de la même manière, avec bienveillance. Ses yeux cherchent à lire les émotions qui animent ses prunelles au moment pour lui d’ajouter.

« Tu es toujours aussi belle, Irèn. »

Irèn n’a jamais changé en présence de Balian. Elle s’est toujours comportée avec lui comme elle le faisait quand ils étaient enfants, loin de la capitale. Son statut de Reine s’est accompagné naturellement d’obligation, notamment en termes d’étiquette. En public, elle gardait une réserve polie envers son capitaine de la garde. Mais en privé, elle a toujours été la jeune fille avec qui il avait grandi. Balian vient d’une famille noble, une grande famille d’Heledir. La déférence marquée du jeune homme l’agace davantage. Elle s’approche de lui et pose délicatement ses paumes sur ses joues.



Arrête, Balian. Je ne suis pas que cela. J’étais ton amie bien avant d’être ta Reine.

Elle plonge son regard dans celui de son capitaine. Elle finit par lâcher son visage, consciente de la proximité physique avec lui qui soudain la trouble, étrangement. C’est peut-être la première fois qu’elle le touche de cette façon. Elle recule d’un pas. Balian lui est loyal au-delà de tout. Mais elle ignore ce qu’il pense réellement de la situation. Il s’estime évidemment illégitime à commenter les décisions de la Reine. Elle ne peut que suspecter sa désapprobation. Elle eut un sourire à sa remarque et hocha négativement la tête.

Tu sais bien que je ne suis jamais embêtée de te voir. Jamais.

Bien sûr, elle avait complètement occulté de son esprit les moments où elle était en tenue légère. Et en plein sommeil ? Elle se prit à se demander si Balian était déjà venu pendant qu’elle dormait. C’était étrange comme idée. Elle secoua la tête, répondant à sa question.

Je ne sais pas… je… Je repense à sa mort… Et parfois, un bruit soudain me rappelle qu’ils peuvent s’en prendre à moi.

Bien sûr, « ils » désigne les Thorons. La flamme de la haine s’embrase dans son regard à cette évocation et son regard se reporte sur les cartes. Mais la présence de Balian l’empêche de se laisser aller à ces pensées sanglantes. Il est réellement un baume pour son cœur et elle lui en est reconnaissante. Son plus fidèle soutien. Elle lui propose de se restaurer mais il refuse. La remarque qu’il ajoute la touche. Il s’est à nouveau rapproché d’elle et elle ne s’éloigne pas, se contentant de le regarder.

Tu voulais vérifier que tout allait bien ? Je vais bien, Balian… Aussi bien qu’il est possible… même si, comme tu le vois, je ne dors pas beaucoup…

Le regard de la Reine ne quitte pas celui de son capitaine. Elle réalise alors qu’il est devenu un homme, un homme fait. Elle a connu le petit garçon, puis le jeune adolescent. Mais il est à présent un homme. Et un homme séduisant. Elle n’avait jamais pensé à lui de cette façon ou du moins, pas consciemment. Elle était bien jeune au départ de leur relation, puis très vite avait été une femme mariée. A présent, elle ne l’était plus. Elle se surprit à rester ainsi, contemplant les traits de son visage qu’elle connaissait pourtant par cœur mais sous un jour nouveau. Elle murmura doucement :

Je… Merci. Pourquoi es-tu venu ?

Le cœur battant, elle posait la question en espérant une réponse particulière. Il n’était clairement pas venu pour faire une ronde.  

Il se surprend à la voir venir poser ses mains sur son visage. Elle est effectivement une amie de longue date, ce qu’il n’a jamais nié. La réaction d’Irèn montre qu’elle n’a pas forcément saisi le sens des mots prononcés par Balian. Une Reine peut être souveraine d’un royaume…ou d’un cœur. Quoi qu’il en soit, la place occupée par Irèn dans l’esprit du brun ne souffre d’aucune contestation. Après cette proximité inhabituelle et fugace, elle recule avec un brin de nervosité qui se dégage de son attitude.

« J’ai simplement dit que ma venue pouvait être malencontreuse. Je ne remets pas en doute le fait que tu te souviennes du passé..de notre passé commun. »

Il n’en dit pas plus à nouveau. Même si la notion de passé commun peut laisser suggérer à autre chose que de l’amitié. Il ignore si le doute l’assaille mais elle en vient de toute manière à un autre sujet. Irèn fait part de ses craintes, sa hantise. Il lui serait difficile d’assumer voir sa quête de vengeance échouée parce que l’adversaire Thoron aura été plus habile pour parvenir jusqu’à elle.

« La haine attire la haine. Mais, je ne suis pas là pour te juger mais pour te protéger. »

Il est de notoriété commune qu’elle en fait à sa tête sur ce sujet et que les quelques conseillers qui ont tenté d’apporter leur aide ont été congédiés prématurément. Cependant, il n’a pas tout dit dans sa phrase. Il est là aussi pour la protéger d’elle-même. La tour d’ivoire dans laquelle son esprit s’est installé ne doit pas la mener à une quelconque folie tout à fait déraisonnable. Il peut peut-être y parvenir. Il peut peut-être l’amener à retrouver goût à un minimum de raison.

« Aussi forte que tu peux l’être, tu ne peux malheureusement échapper au sommeil. Ne serait-elle pas la plus belle preuve de confiance que tu peux me donner ? Ton visage apaisé, tes paupières refermées, ta poitrine qui se gonfle paisiblement avant de redescendre ? »

Le bouclier de la Reine vient de se livrer dans un compliment qu’il ne peut réfuter. C’est peut-être un des rares moments où il a pu observer une Irèn aussi confuse. Sa dernière question est posée presque dans un murmure. Le brun déglutit et mordille légèrement sa lèvre inférieure en raison de la tension qui le gagne un peu. Que peut-il lui dire qu’elle ne sait pas déjà ? Ses yeux persistants ne lui ont pas prouvé ce qu’il ressent à son égard ? Des propres mots de la Reine, sa couche n’a pas été occupée depuis la disparition de son époux. Alors, il sait que son intention du moment l’amène au devant d’un risque qu’il finit par considérer acceptable.

L’affaiblissement de sa rationalité l’amène à rapprocher son visage du sien, sans perdre de vue ses yeux. Son nez vient fureter quelques instants sous le sien, s’abreuvant une nouvelle fois de la fraîcheur et de l’odeur enivrante qui se dégage de ses cheveux. Puis, ses lèvres viennent rompre le contact avec les siennes, doucement. Le bruit de cette embrassade vient rompre le silence installé dans la chambre et tient comme preuve de ce qui vient de se passer. L’homme recule légèrement la tête en arrière pour tenter de percevoir dans les yeux d’Irèn sa réaction.

Ce contact sur ses paumes, la chaleur des joues du jeune homme au creux de ses mains, tout cela trouble Irèn. Elle, si dure depuis la mort de son époux, retrouve ce qui faisait ce qu’elle était autrefois. Le sens des paroles de Balian lui a échappé. Elle ne comprend pas. Et pourtant, les regards que lui lancent son capitaine sont d’une tendresse captivante. La suite des paroles de Balian procède de cette même proximité, évoquant leur passé commun. Un passé dont elle se souvient avec bonheur. Loin de cette haine qui lui étreint le cœur et menace de le briser.
Le jeune homme a ensuite des paroles empreintes de sagesse, de paix. Elle le sait, au fond d’elle qu’il a raison. Mais il ne la juge pas. Peut-être est-il le seul qui pourrait la désarmer. Lui faire déposer cette carapace de haine qu’elle s’est forgée pour ne pas s’effondrer. Elle murmure doucement :

Pourras-tu me protéger de moi-même, Balian ?

Bien sûr qu’elle a compris ce à quoi il fait allusion, même fugacement. Parfois, elle a des éclairs de lucidité. Elle se rend compte par intermittence que son désir de vengeance occulte tout. Que ses conseillers ont eu raison. Mais la colère revient bien trop vite. Un cœur tourmenté. Un cœur saigné à blanc. Peut-il battre à nouveau ? Pour qui ? Pour lui ? Il est sûrement celui qui la connait le mieux. Ils ont partagé tellement de choses ensemble, depuis les premiers jeux d’enfants. Certains disent que l’amour est sœur de l’amitié mais pas du même lit… Elle pousse un soupir en écoutant Balian. Oui, le sommeil… Cela lui ferait du bien. Elle ne le nie pas. Mais pour dormir, il faut arrêter de penser, s’abandonner et se laisser aller. Chose qu’elle n’a pas faite depuis… Depuis qu’il a disparu.

La tension est palpable dans la pièce. La voix de Balian s’est éteinte dans un murmure, son évocation d’Irèn endormie laissant transparaître clairement la tendresse qu’il éprouve pour elle et bien plus. La Reine se rend compte à présent, comme en un éclair de la réalité des choses. Ces regards qui la couvent depuis tant d’années, cette présence rassurante auprès d’elle. Balian se mordille la lèvre inférieure, semblant nerveux. Irèn sent son cœur battre infiniment plus vite. Elle a l’impression qu’un voile vient de se déchirer devant ses yeux.

Balian ne la lâche pas du regard. Et elle se retrouve piégée. Dans ses iris sombres, elle se noie. En un instant qui ressemble à l’éternité, elle ne ressent plus de douleur. Du moins, pas le genre de douleur qui est la sienne depuis tant d’années. Non. Une douleur sourde, un pincement au cœur. Il se rapproche d’elle, ses traits devenant plus troubles à mesure qu’il avance. Son nez effleure le sien tandis qu’elle perçoit son souffle chaud caresser ses lèvres. Elle ferme les yeux lorsque les lèvres du jeune homme se posent sur les siennes. Le baiser rompt le silence des lieux et semble rompre également le cœur d’Irèn. Il cesse bien trop tôt, lorsque Balian écarte très légèrement sa tête. Irèn ouvre alors les yeux, replongeant dans ceux du capitaine.

C’est elle qui reprend l’étreinte de façon plus fiévreuse, capturant ses lèvres, laissant sa langue se mêler à sa consoeur en un ballet sensuel. C’est doux, chaud et passionné. Elle enlace Balian de ses bras, son corps se rapprochant et se collant doucement contre le sien. Sa raison est perdue et elle comprend enfin ce qu’elle ressent pour lui en cet instant.

 

La souveraine si forte du royaume d’Heledir en vient à murmurer ses craintes. Non seulement elle redoute les Thorons, mais elle craint aussi ce qu’elle serait en mesure d’entreprendre elle-même. A savoir en l’occurrence de nombreuses victimes et un royaume en ruines à cause d’une décision hâtive et pour laquelle sa colère aveugle lui ôte tout bon sens ? Irèn resplendit mais ses yeux sont tirés par la fatigue. Tout ceci saute aux yeux de Balian qui s’apprête à lui répondre.

« Je te protégerai de tout…même des créatures qui apparaissent dans les contes pour enfants… »

Le brun vient déposer ses lèvres sur les siennes et un vertige saisit un instant son esprit. Est-il conscient de ce qu’il vient de faire ? Cette attirance inavouée et non assumée tout ce temps lui saute plus que jamais aux yeux. Jamais il n’a pu éprouver une angoisse aussi intense pour une autre femme.

Balian est réellement la dernière chose qui la rattache à la raison. A la douceur. Sans lui, elle aurait définitivement sombré, sans aucun espoir de retour. La haine qui lui dévore le cœur embrase tout. Elle n’est plus la même. Elle admet face au jeune homme sa faiblesse, chose qu’elle n’a pas faite, vis-à-vis de quiconque. Mais elle lui fait confiance. Il est le seul. En cet instant, elle se rappelle tant de souvenirs. Il a toujours été là, il en a toujours fait partie, de ses souvenirs. Sa réponse est d’une douceur et d’une tendresse désarmante. Il la protégera de tout. Mais comment compte-t-il la protéger d’elle-même ? Elle préfère ne pas lui poser la question. Serait-il prêt à commettre l’irréparable pour éviter qu’elle se perde définitivement ? Elle ne lui pose pas la question car l’heure n’est plus aux paroles.

C’est Balian qui a franchi le pas le premier et Irèn a savouré ce baiser, cette rupture. Un déferlement de sensations, de plaisirs. Alors, lorsqu’il l’a rompu, elle n’a eu d’autres choix que de s’emparer à nouveau de ses lèvres, cette fois en un baiser plus fiévreux, plus sensuel. Ils se rapprochent tandis que leur échange gagne en intensité, que le cœur de la Reine bat de plus en plus vite, un frisson délicieux parcourant sa peau. Elle s’agrippe à son cou quand elle se sent soulevée et déposée sur la table non loin. Plus rien n’importe en cet instant. Que lui et uniquement lui. Son corps proche du sien.

   

Balian se laisse griser par cette proximité soudaine. Il ne s’attendait pas à ce que les choses se déroulent ainsi dans les appartements royaux. Pourquoi aujourd’hui ? Peut-être que les émotions inondent la Reine et qu’elle n’est plus en mesure d’y faire face seule ? Irèn a sûrement une idée du moment où ses hommes vont prendre les armes. De ce que Balian a pu constater, la blonde n’est pas aussi rigide qu’elle peut le sembler dans la vie de tous les jours. Il faut peut-être jouer la bonne carte et trouver le chemin qui mène à son cœur ? Malgré les obstacles, le passé de l’homme originaire d’Heledir paraît plutôt en bonne posture.

Irèn se laisse aller, pour la première fois depuis très longtemps. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Elle l’ignore. Peut-être tout simplement parce que Balian a fait le premier pas. Peut-être tout simplement parce que l’évocation de sa couche vide a été le déclencheur. Mais ce serait trop simple et presque insultant pour Balian. Ce n’est pas par défaut qu’elle s’abandonne à lui, non. Elle réalise simplement que si elle n’avait pas été mariée rapidement au Roi, elle aurait sûrement fini dans ses bras.

Il murmure qu’elle peut être tout pour lui. Elle l’est déjà. Cela se lit dans ses yeux. Elle se rend compte que ce regard, elle l’a vu un nombre incalculable de fois lorsqu’il était avec elle. Il l’a toujours dévoré du regard, alors même qu’elle n’a jamais fait attention à cela. Il a dû subir en silence le poids des années, taire ce qu’il ressentait tout en la protégeant. Se tenir à ses côtés lorsqu’elle siégeait à côté de son époux, surveiller sa porte tandis qu’elle s’unissait au Roi. Quelle douleur cela a dû être pour lui. Elle sent dans les gestes du jeune homme cette sorte de libération à tout révéler. A admettre ses sentiments. Enfin.

Il semble demander, suggérer, démontrant une immense attention envers elle. Irèn sent le désir monter en elle et caresse la peau du jeune homme avec douceur, cela lui arrachant un frisson. Elle sent la peau de Balian se hérisser à ce contact et sa respiration devient légèrement saccadée. Le désir les enveloppe, les rapproche. En cet instant, rien ne compte que l’autre, que ce corps fiévreux à quelques millimètres du sien.

J’essayerai…, murmure-t-elle.

C’est une promesse, sans aucune assurance de réussite. Irèn est un cœur brisé, un cœur qui a continué à battre uniquement grâce à la vengeance. Sans cela, nul doute qu’il aurait cessé et qu’elle aurait suivi son mari dans la tombe. Alors tout réapprendre aujourd’hui est extrêmement compliqué. Mais la douceur et la passion de Balian peuvent peut-être réussir là où ses plus proches conseillers ont tous échoué, qui sait ?

   

Il la voulait depuis si longtemps. Balian n’a jamais vraiment songé à voir la réalité en face. Irèn se tenait là sous ses yeux désireux et dans l’impossibilité de changer quoi que ce soit. La disparition du Roi a été une tragédie mais le regard de son gardien a incontestablement changé depuis qu’il la voit seule. Il n’existe plus cette pression, cette impitoyable réalité faisant en sorte de lui rappeler à chaque instant que la place est déjà prise. Elle n’avait durant tout ce temps pas la possibilité de le voir d’une autre manière. Depuis, Balian avait pris le temps de l’observer et certainement d’attendre le bon moment. Pour ne pas être pris de court une seconde fois.