La route avait été longue et fatigante. Surtout quand sa gouvernante s’acharnait à lui faire réintégrer manu militari la voiture que tirait les chevaux. Nymeria avait préféré faire forcer l’allure à son cheval pour ne plus entendre les vociférations de Yrina. Soit disant que ce n’était pas de son rang d’aller à cheval. De plus, se tenir à califourchon était fort malaisant. Quoi qu’en puisse dire Yrina, Nym préférait de loin se tenir à cheval que dans cette voiture qui bringuebalait sur la route. Quant à entendre le pépiement des femmes qui l’accompagnait, très peu pour elle. Les soldats qui l’escortaient avaient l’habitude de ce genre d’extravagances et ne dirent pas un mot. Ils n’avaient pas le même rang après tout, cela ne les regardait pas. Même si certains haussaient les sourcils d’un air peu amène. Ils n’étaient plus très loin de toute façon. La capitale était proche.

Nymeria avait hâte de revoir la ville. Elle y était venue régulièrement depuis qu’elle était enfant, étant très liée à la famille royale. Elle se souvenait de leurs jeux endiablés et des mauvais tours qu’ils jouaient à leurs chaperons pour faire bêtise sur bêtise. Surtout Ahmir et Röhmen. Des enfants terribles, voilà ce qu’ils avaient été et Nym sourit en repensant à ces souvenirs heureux. Cela faisait bien trois ans qu’elle n’avait pas vu la famille Thoron. Avec le risque de guerre qui s’approchait, qui sait ce que demain serait fait ? C’était peut-être la dernière chance d’aller dans la capitale avant que le pays ne soit ravagé par la folie de la Reine Heledir. Lorsqu’ils arrivèrent enfin devant les grandes portes de la ville, elles s’ouvrirent et le convoi put entrer.

Ils traversèrent les quartiers de la capitale, Nymeria ayant réintégré la voiture à son grand regret, cédant aux instances de sa gouvernante qui lui rappela que ce serait une grande honte pour sa famille si elle entrait ainsi dans le château des Thorons. Car Nymeria rejoignait la Cour et pouvait donc loger dans le château dans les quartiers de la noblesse. Une foule de souvenirs continuaient d’affluer. Riante, elle se fit encore rabrouer car une jeune fille de bonne famille devait faire montre de retenue. Chose que Nymeria n’avait jamais pu montrer à quiconque.

Leurs affaires installées, elles allèrent présenter leurs respects à la famille royale. Les retrouvailles furent heureuses et la jeune femme rayonnait de plaisir. Mais elle rayonna d’autant plus lorsque son regard croisa celui d’Ahmir Thoron. Se précipitant vers lui, sous l’oeil courroucé de sa gouvernante, elle s’exclama :

Ahmir ! Je suis tellement ravie de te revoir !

Elle se retint de lui sauter dans les bras et se fendit d’une révérence légère.

Je serai ravie que tu m’enlèves et que tu m’emmènes dans les jardins pour échapper à ma gouvernante.

« Nymeria arrive aujourd'hui, chevalier Ahmir. » lui avait-on confié avec un enthousiasme effronté. Apparemment personne ne se doutait une seule seconde des réels sentiments du Chevalier. L'annonce de ces fiançailles n'avait été pour lui qu'une épreuve supplémentaire à digérer, à encaisser. Nymeria avait toujours eu une place particulière à ses yeux et la voilà, fiancée à un noble de Thoron. Ses fiançailles avaient été annoncé avec cet enthousiasme que l'on connaît de bon cœur. Son âge – avancé – ne faisait qu'endurcir l'enthousiasme de tous. Enfin ! Qu'avait-il espéré ? Qu'elle devienne vieille fille ? Que personne ne l'approche ou que personne ne s'intéresse à elle et sa famille ? Il avait fait les cent pas tel un lion en cage en attendant son arrivée au royaume. Impatient et inquiet à l'idée de la retrouver. Et voilà qu'elle se trouvait face à lui, radieuse comme dans ses souvenirs. Même si le cœur n'était pas à rire, il ne put réprimer ce sourire bêta de ses lèvres alors qu'elle se précipitait vers lui. Ravie de le revoir. Un sourire au coin des lèvres, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, constatant l'air renfrogné de sa gouvernante.

« Puis-je ? » dit-il en direction de la gouvernante avec ce sourire charmeur et rassurant qu'on lui connaissait. Ahmir avait cette aura particulière qui faisait que beaucoup lui faisait confiance au premier coup d’œil. Cela lui avait longtemps joué des tours : on le prenait pour un homme de la cour, inutile et candide. Mais avec l'âge, il avait appris à user de son charme innocent pour parvenir à ses fins. C'est incroyable combien il était facile d'obtenir la confiance d'autrui avec un sourire rassurant … La gouvernante ne put qu'accepter cette faveur tout en se demandant si cet enthousiasme n'était pas déplacé. « Je vous la ramène saine et sauve. » avait-il ajouté, tendant son bras à Nymeria. Elle enroula son bras autour de celui du chevalier et c'est ainsi qu'ils prirent la direction des jardins. Jardins dans lesquels ils avaient longtemps fait les quatre-cent coups. Aujourd'hui, ils se tenaient droit et marchaient d'un pas assuré et décidé. Loin était l'époque de leur jeux puérils.
Silencieux, ils marchèrent l'un à côté de l'autre. Ahmir appréciait tout simplement la présence de son amie sans vraiment savoir ce qu'il devait lui dire, ce qu'il devait dire pour briser ce silence de plomb et c'est en s'éloignant qu'il prit la parole : « Je crois que je n'ai pas encore eu l'occasion de te féliciter pour tes fiançailles. » Il aurait pu faire mieux. Il aurait pu choisir une autre phrase pour commencer son discours. Il mettait, une fois de plus, les pieds dans le plat. Il y sautait, pieds joints.

Son visage était impassible et elle devait le connaître depuis suffisamment longtemps pour se rendre compte que ce n'était pas l'Ahmir honnête mais l'Ahmir qui répondait aux règles de l'étiquette et de la politesse. Il disait ce qu'il fallait dire. Il tourna alors la tête pour poser son regard sur la jeune femme, cherchant à discerner la moindre réaction. Était-elle heureuse ? Se réjouissait-elle de ce mariage ? « J'ai entendu que c'était un homme bien. » poursuivit-il en reposant son attention devant lui.

Nymeria était ravie de revoir ses amis d’enfance. Röhmen, Léandry et Ahmir. Surtout Ahmir. Elle se voilait la face depuis bien longtemps. Depuis l’adolescence en fait. Ils avaient toujours été plus proches que les autres membres de la bande. A toujours faire les quatre cent coups ensemble. Mais depuis l’entrée dans l’adolescence, les jeux s’étaient teintés d’une sorte de gêne qu’ils avaient masqué l’un et l’autre tant bien que mal. Ahmir la connaissait mieux qu’elle-même et inversement. S’étant retrouvée face à lui, elle tenta d’ignorer son cœur qui battait la chamade. Elle le détailla un bref instant. Cela faisait quelques années qu’ils ne s’étaient pas vus et il était devenu un homme élégant, séduisant. Ses yeux brillaient lorsqu’elle le vit afficher un sourire légèrement niais mais diablement beau.

Suite à la demande de la jeune femme, Ahmir se tourna vers Yrina et lui décocha son sourire le plus enjôleur avant de lui demander s’il pouvait ravir la jeune femme. La gouvernante ne put qu’accepter, Ahmir faisait partie de la famille royale tout de même ! Mais son regard en disait long lorsqu’il se planta dans celui de Nym. Elle lui adressa un clin d’oeil provocateur et bien peu protocolaire avant de prendre le bras tendu par Ahmir et l’accompagner dans les jardins. Ils étaient luxuriants, magnifiques. Nymeria se souvenait de parties de cache-cache dans les fourrés, où ils faisaient tourner en bourrique leurs nourrices. Loin était ce temps des jeux et des joies simples. Tout allait se compliquer à présent et à plus d’un titre. Le silence régnait entre eux pour l’heure mais Ahmir le brisa d’une façon bien maladroite. Le visage de Nymeria se referma comme une huître.

Je te remercie.

La jeune femme elle-même n’avait eu connaissance de cette nouvelle qu’au moment de son départ pour la capitale quasiment. Son père le lui avait annoncé sur le pas de la diligence, sachant pertinemment qu’elle ne pouvait plus faire demi-tour ou imaginer un tour pour y échapper. Elle était furieuse. Et voir Ahmir ne lui faisait que davantage prendre conscience qu’elle ne désirait aucunement une union avec ce noble qu’elle ne connaissait pas.

Je suis ravie, comme tu peux t’en douter…

La voix maussade et agacée de Nymeria ne faisait absolument pas place au doute. Au fond d’elle, sans se l’avouer, elle lui en voulait. Car quand elle avait appris ses fiançailles, elle avait repensé à lui. Pourquoi ne s’intéressait-il pas à elle autrement que comme une simple amie ? Elle tourna son visage vers lui, l’observant tandis que lui faisait de même. Il avait ce ton froid et détaché qui prouvait qu’il ne faisait que respecter la courtoisie et la politesse formelle. Eux qui étaient si proches ne pouvaient se duper l’un l’autre ainsi. S’il avait éprouvé le besoin d’en parler, c’est que cela l’interpelait pour le moins. La remarque sur le fait qu’on futur époux était un homme bien acheva de l’exaspérer.

Ahmir, arrête. Tu crois que ça m’amuse ? On ne m’a pas demandé mon avis sur le sujet. J’ai réussi à éviter les mariages arrangés de mon père avant qu’ils ne soient conclus mais là, je ne sais pas si j’y arriverai…

Elle finit par détourner le regard et alla s’assoir sur un banc face au bassin. Elle poussa un profond soupir.

Je ne sais pas comment faire… Je m’enfuirai peut-être devant l’autel…  

Étrangement, un sourire prit place sur ses lèvres comme s'il était soulagé de la voir agacée et irritée par cette union mais ce sourire s'évanouit quand il prit conscience que cela signifiait qu'elle n'était pas heureuse. Nymeria était son Univers, depuis toujours. Il avait longtemps parlé à Römhen de Nymeria, de leur éventuelle union, du fait qu'elle était la seule et l'unique. Et puis, il n'en avait plus parlé sans vraiment en connaître les raisons. Il avait pris peur. Il ne savait pas comment s'y faire. Elle était tellement … tout. Elle était son tout et il ne pouvait pas la décevoir. Alors, il ne fit rien. Et les voilà, marchant l'un à côté de l'autre vers un futur qui n'était pas celui qu'ils avaient pu s'imaginer. Et une fois de plus, sans le vouloir, il blessait ses sentiments et son cœur sembla se briser en plusieurs morceaux. Une drôle de sensation le prit par les entrailles. Etait-il la raison de cette mine boudeuse et triste ? Où était l'enthousiaste Nymeria d'il y a quelques minutes ? Il s'installa alors silencieux à ses côtés. « Je suis désolé, Nymeria. Je ne voulais pas t'offenser ou me jouer de toi. » dit-il d'une voix calme avant de jeter un regard sur sa main posée sur son genou. Il hésitait à faire un geste vers elle, comme toujours. Il avait toujours hésité et c'était sans doute la raison pour laquelle il n'y avait jamais rien eu. Des regards, quelques gestes tendres. Mais rien de plus. Ahmir se comportait comme le preux chevalier devant cette demoiselle qui n'aurait attendu que davantage. Et après quelques secondes, il posa sa main sur la sienne pour la presser avec tendresse. Ce geste signifiait beaucoup. Beaucoup trop pour qu'il garde sa main contre la sienne alors il détacha son emprise. « Je ne pense pas que ce soit une solution raisonnable … même si je sais que se conduire raisonnablement n'ait jamais été ton fort. » dit-il en tournant la tête vers elle, plongeant son regard dans les prunelles de la demoiselle qui aurait du être sienne.

Comme s'il était capable de raisonner Nymeria ! Il n'y était jamais parvenu et il n'y parviendrait sans doute jamais. Elle était fiancée à un autre car il avait trop attendu, car il n'avait pas osé. Mais, elle était désormais à ses côtés. Elle était de nouveau ici, au Royaume. « L'essentiel est que tu sois de nouveau ici. Laisse-nous profiter au moins de cette journée sans penser à rien d'autre qu'au fait que nous sommes de nouveau réunis, veux-tu ? » avait-il dit d'une voix douce. Il aurai aimé la prendre dans ses bras, la presser contre lui pour pouvoir s'enivrer de son parfum et entendre son rire cristallin s'échapper de ses lèvres. Mais elle était désormais fiancée à un autre. La distance devait être encore plus grande.
« C'est fou comme j'avais presque oublié combien tu manquais ici. A peine quelques minutes tu es là … et pouf … tout est déjà sans-dessus, dessous. » Un rire amusé s'échappa de ses lèvres. Elle avait ce talent fou.

Le sourire qui s’afficha sur les lèvres d’Ahmir la troubla. Il semblait… soulagé. Pensait-il réellement qu’elle serait heureuse de s’unir à un homme dont elle ignorait tout ? Ne la connaissait-il pas ? Ou bien voulait-il être rassuré ? Cela l’indisposait de la savoir fiancée ? Pour quelle raison ? Ahmir était son ami d’enfance, le pilier de son existence depuis tant d’années qu’elle ne les comptait même plus. Ils avaient tout fait ensemble. Enfin, presque tout… Ils étaient restés des amis quand Nymeria avait songé plus d’une fois à bien plus. Mais elle avait beau être impulsive et peu raisonnable, elle n’était jamais allée jusqu’à lui avouer ce qu’elle souhaitait. Bêtement, par peur d’être rejetée, par peur de perdre cette relation si privilégiée qu’elle avait avec lui. Elle s’était assise sur le banc et il la rejoignit, la mine contrite. Elle hocha la tête.

Alors pourquoi ces félicitations ?

Elle mettait les pieds dans le plat aussi, quelques fois. Souvent même. En cela, ils se ressemblaient. Nymeria sentit soudain un contact. Un contact qui la fit frémir. Ahmir avait saisi sa main qu’il pressait avec tendresse. Un frisson lui parcourut le dos ainsi qu’une vague de chaleur qu’elle tenta de dissimuler. Le silence s’installa un bref instant entre eux. Et finalement, Nymeria pressa en retour cette main. Le contact ne dura pas et il lui lâcha la main. Elle toussota pour reprendre contenance. Ce geste avait été plus perturbant qu’elle ne l’aurait pensé. Les paroles d’Ahmir sur le fait qu’elle n’était pas raisonnable la firent sourire.

Tu me connais… Je n’ai pas changé. Je ne l’épouserai pas, Ahmir. Ca c’est une certitude. Tant pis, je m’enfuierai quelque part ou… je ne sais pas. Mais je ne veux pas m’unir à un homme que je n’aime pas.

Elle fit une légère pause avant de reporter son attention sur son ami.

Mais assez parlé de moi. Et toi ? Une union à l’horizon ?

Nymeria avait parfaitement conscience qu’étant le cousin du Roi, Ahmir était un très bon parti. Elle était d’ailleurs surprise qu’à son âge, il ne soit pas encore marié, lui qui était si séduisant et avenant. Elle eut un sourire taquin.

Moi je veux bien, je ne demande que ça, c’est toi qui a commencé à parler de mes fiançailles je te signale !

Elle éclata de rire aux paroles d’Ahmir.

Dis que je mets le désordre partout aussi !

Elle apercevait les écuries d’où elle était, au fond des jardins. Une idée lui vint. Elle jeta un coup d’oeil en direction du palais. Pas de trace de sa gouvernante.

On s’échappe ? Je suis sûre que je te bats encore à la course !

« Parce qu’il est coutume de féliciter une amie qui vient de se fiancer, non ? » avait-il répondu aussitôt. « Tous les mariages arrangés ne sont pas des désastres ou synonymes de mauvaise nouvelle, Nymeria. » Certaines femmes en étaient même ravies. Certains appréciaient d’ailleurs le fait d’être rangée, mariée, madame de… Au palais, il ne connaissait pratiquement que ce genre de femmes. Il savait combien un anneau et une union pouvaient se révéler être au centre de toutes les attentions et de tous les regards. Nymeria était peut-être différente, elle n’en restait pas moins une femme. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Il hocha la tête quand elle lui annonçait fermement ne pas l’épouser. Même si elle souhait que les choses se passent ainsi, sa famille ne la laisserait pas faire. Elle se blâmerait, elle et son nom. Elle ne pouvait pas se le permettre. Il s’agirait tout simplement d’un affront. Mais, il n’avait pas à le lui rappeler. Elle s’en doutait. Elle le savait mieux que quiconque. Elle n’était plus une enfant et savait ce que tous ces codes signifiaient. « Moi !? » répéta-t-il d’un air presque offusqué avant de rire. Oh ! Ahmir n’avait pas de prétendante, pas de mariage en vue, pas d’union en train de se planifier. Ahmir craignait les femmes plus qu’une guerre. Il avait toujours craint leur élégance, leur assurance et la manière dont elle usait de leurs charmes pour parvenir à leur fin. Non, il avait préféré se focaliser sur son rang et rôle de chevalier. « Non, crois-moi, ce n’est pas demain que je me passerais la corde au cou… » dit-il en plaisantant.

Son regard se posa sur les écuries. « Encore ? Pour utiliser ce terme, il faudrait que tu aies déjà eu l’occasion de me battre … et mes souvenirs sont flous mais je ne parviens pas à me rappeler une seule fois où... » Elle le regarda avec un air de défi et il ne put que rire en secouant la tête de gauche à droite. Elle n’avait pas changé. « Oh … je connais ce regard. » dit-il en levant son index. Le regard plongé dans le sien, elle avait cette malice qui brillait au fond de ses prunelles. Son sourire venait de rendre cette journée un peu plus radieuse. Et il en oubliait presque tous les codes de l’étiquette. Sans vraiment y réfléchir, instinctivement, il lui prit la main comme il le faisait par le passé pour l’entrainer avec lui vers les écuries. Ils marchaient d’un pas pressés, souriant comme deux idiots candides. Ils marchaient sur les traces de leur innocence amitié, d’une sincère amitié.

Arrivés à la hauteur de l’écurie, Il lui lâcha la main pour s’approcher du lad qui s’occupait des différents chevaux. Ce dernier cessa aussitôt en reconnaissant les traits du chevalier. Légèrement courbés, il marmonna que le cheval d’Ahmir était prêt et pouvait être scellé dès qu’il le souhaitait. Il ne leur fallut pas plus de quelques minutes pour s’équiper et se retrouver à dos de deux chevaux. Ahmir avait fait promettre au lad de faire comme s’ils n’avaient jamais été ici. A vrai dire, il voulait simplement s’assurer que Nymeria n’ait pas de problèmes si on partait à sa recherche.

Il jeta un coup d’œil à Nymeria et lui dit sur le ton du défi : « Certaine ? » Il la provoquait ouvertement pour voir son nom se plisser comme à chaque fois que quelque chose la chiffonnait. Et elle partit au galop après lui avoir dit qu’elle l’attendrait, au même endroit qu’autrefois. Un soupir s’échappa des lèvres d’Ahmir, pris par surprise, et il la suivit, donnant quelques coups de talon à son cheval pour que ce dernier puisse rattraper la monture de Nymeria.

La réponse d’Ahmir ne lui plait pas spécialement. Féliciter une amie ? Ainsi, il la considérait ainsi, seulement. Elle était une amie. Bien sûr qu’elle l’était. Ils avaient toujours été des amis très liés, très proches. Alors pourquoi lorsqu’elle entendait cela dit comme ça, ça lui serrait le cœur ? Elle n’arrivait pas à comprendre ou plutôt se l’interdisait. Elle savait que pour nombre de femmes, le mariage était un accomplissement. Le summum de la vie d’une femme. Avec la grossesse. Ces pensées donnaient la nausée ou le vertige à Nymeria. Elle rêvait de liberté, de joie, d’aventures. Et non pas de rester prisonnière d’une demeure, toute luxueuse soit-elle, avec comme seule tâche d’élever des enfants.

Quand tu connais bien cette amie et que tu sais pertinemment qu’elle n’a aucune envie de se marier à son promis, la coutume ne me semble pas appropriée.

Son air bougon montrait clairement qu’elle n’était pas d’accord. Mais le sujet dévia vite sur l’union potentielle d’Ahmir. Ce dernier sembla surpris et sa réponse interloqua Nymeria. Ainsi donc, il n’avait aucune envie de se mettre la corde au cou, comme il disait. Ce n’était qu’une plaisanterie mais elle ne put s’empêcher de penser que c’était triste qu’un homme aussi séduisant que lui ne se marie jamais. Lorsque le regard de Nymeria se posa sur les écuries, elle sourit. Ahmir l’observa. Il buta sur le mot « encore » et elle haussa les épaules, taquine.

Tu as toujours eu une très mauvaise mémoire. Heureusement que je suis là pour te rappeler la réalité.

Il pointa le doigt vers elle, évoquant ce regard qu’il connaissait bien. Oh oui, il le connaissait ce regard. Il était le prélude à des jeux endiablés autrefois. A des idées saugrenues qui faisaient hurler leurs gouvernantes respectives. Les codes de l’étiquette volèrent en éclat lorsqu’il s’empara de sa main. Ils étaient redevenus des enfants s’entraînant mutuellement à faire des bêtises. Et pourtant, elle ne put s’empêcher de penser que ce contact était doux, agréable. Un sourire béat, presque bêta même, s’affichait sur son visage. On aurait dit… une femme amoureuse ? Sûrement.

Près des écuries, Ahmir lui lâcha la main. Main que Nymeria referma, comme pour conserver encore un bref instant le souvenir de ce contact. Le lad présent pouvait fort bien rapporter ce qu’il avait vu et lui attirer des problèmes mais elle n’en avait cure. Elle serait partie au bout du monde avec Ahmir. Le lad s’occupa des chevaux. Nymeria refusa la main que le lad lui tendait et monta à cheval à califourchon. Position fort malaisée, les femmes montant d’ordinaire en amazone. Mais Nymeria était une excellente cavalière et elle comptait bien le prouver. Elle plongea son regard dans celui d’Ahmir.

Je t’attendrai à l’endroit de d’habitude. Ne traîne pas trop. Yaaaa !!

Elle avait hurlé tout en talonnant sa monture qui partit au grand galop. Nymeria tenait parfaitement en selle, sentant le vent fouetter avec bonheur son visage, grand sourire aux lèvres. Elle riait. La liberté. Son étalon était puissant et rapide. Elle prit la direction des bois à toute allure. Un tronc d’un arbre mort était étendu au sol. Elle lança son cheval dessus et elle sauta l’obstacle aisément. Ahmir ne devait pas être loin cependant…

Ils étaient partis au galop en direction de la zone boisée.
Ils étaient partis, portés par une nostalgie candide, en direction de la zone boisée.

Ahmir souriait comme un enfant alors que les yeux légèrement plissés, il observait l'allure de Nymeria. Elle était fidèle à elle-même. Audacieuse. Courageuse. Et un tantinet provocante. Il sentait le vent lui fouetter les joues rosies par l'excitation ou l'amusement, soit. Il se pencha davantage en avant, poussant davantage son cheval à prendre place aux côtés de Nymeria. Puis, il se souvint. Il se souvenait de Nymeria, sur son cheval, devant lui, riant aux éclats. Il se souvenait de ses regards parfois furtifs pour vérifier qu'il était derrière elle. Il se souvenait de ce sentiment de liberté, cette ignorance, cette indifférence envers tout et tout le monde. Il n'y avait plus qu'eux. Ils n'étaient que deux pauvres fous ignorant les dangers d'une course effrénée. Ils étaient deux adolescents incapables de voir ce que tout le monde voyait. Il se souvenait de toutes ces fois où il avait ralenti pour pouvoir la laisser gagner. Il se souvenait de toutes ces fois où il avait soupiré, déçu pour la voir rayonner, triomphante. Elle était belle. Elle avait irradié toute la clairière. Il se souvenait et fit de même, des années plus tard. Il ralentit le tempo, juste un petit peu mais demeurait à distance.

Et alors qu'ils atteignaient cette clairière, leur clairière, il la revit : cette Nymeria, triomphante, rayonnante, fière, un brin arrogante. Elle lui avait manqué. Maintenant qu'elle se tenait face à lui, fière sur sa monture. Il se rendait compte combien elle avait manqué. Tout prenait une autre dimension dès que son regard se posait sur lui. Il avait le sentiment d'être lui-même, de se redécouvrir même. Il descendit de sa monture avec élégance avant de lui faire signe qu'ils devaient attacher leur monture pour prendre place là où des années avant, ils avaient passé des après-midi complètes. En parfait gentleman, il l'aida à descendre de sa monture en posant les mains sur ses hanches. « Maintenant, je crois que je me souviens ... » dit-il avec un sourire amusé. « Maintenant que je revois cette arrogance au fond de tes yeux, je me souviens de toutes ces fois où triomphante, tu te faisais un malin plaisir à critiquer mes talents de cavalier. » Ils se dirigeaient vers ce coin d'herbe au-dessous de quelques arbres géants. Il n'était pas revenu ici depuis … et pourtant, il avait le sentiment que c'était hier. Hier, ils se tenaient là, assis dans l'herbe et refaisant le monde.

Il s'installa au sol en lui tendant la main pour qu'elle fasse de même. « Je n'aurais jamais dû te laisser partir, n'est-ce pas? » avait-il lâché sans avoir préparé son discours. Le diplomate Ahmir semblait avoir tout oublié. Une once de déception dans la voix, il plongea son regard dans le sien.

Le galop de son cheval résonnait dans l’air. Le vent soufflait dans ses cheveux, faisant venir des larmes dans ses yeux tandis qu’un grand sourire illuminait ses lèvres. Elle était libre, heureuse. Le cheval d’Ahmir vint se placer à ses côtés mais elle se pencha légèrement en avant, talonnant davantage son étalon qui accéléra encore l’allure, laissant Ahmir derrière. Elle courrait à travers le temps, le remontant. Ils étaient redevenus les adolescents d’il y a des années.

Nymeria jeta un coup d’oeil derrière elle. Ahmir n’était pas si loin, à peine cent mètres mais elle tenait la distance. Elle éclata de rire et reporta son regard sur le chemin qui défilait à une vitesse folle. Le rythme endiablé des sabots de son cheval la portait. Et le visage d’Ahmir revenait danser devant ses yeux. Ce visage adolescent avec ses adorables fossettes. Il était à présent celui d’un homme. Un homme séduisant avec sa barbe virile et ses lèvres fines, son regard ténébreux. L’adolescent avait tenu les promesses de ses dix-sept ans. Le retrouver au fond était encore plus douloureux alors qu’elle s’apprêtait à en épouser un autre. Le sentiment d’avoir le temps, de pouvoir se retrouver disparaissait avec cette annonce. Et elle en souffrait. Mais en cet instant, fort heureusement, l’ivresse de la course emportait tout.

Elle atteignit la clairière avant lui et s’arrêta, l’attendant, un sourire triomphant sur les lèvres. Il arriva à peine quelques minutes après elle et stoppa son cheval. Le voir arrivé ainsi lui rappela à quel point il lui avait manqué. Elle avait tenu les souvenirs à distance de son esprit pour ne pas souffrir de son absence mais en réalité, elle en avait souffert.

Ahah !! Je le savais !!!

Ses yeux brillaient de malice et elle ne quittait pas du regard Ahmir. Ce dernier se rappelait enfin et elle éclata de rire.

De l’arrogance, moi ? Nooon, juste la conscience de ma valeur, voilà tout.

Il l’aida ensuite à descendre. Et là… Il posa ses mains sur ses hanches pour la faire glisser au sol. Pendant un bref instant, une fraction de seconde, une décharge électrique lui parcourut le corps et un frisson remonta le long de son dos. Elle masqua tant bien que mal son trouble. Marchant à sa suite, ils rejoignirent une grande zone d’herbe qui bordait un petit lac. Elle reconnaissait les lieux. C’était là qu’ils venaient souvent s’allonger refaire le monde et se baigner. Ahmir s’assit et lui tendit la main. Elle la saisit et s’assit à côté de lui. La phrase qu’il lança, sincère et sortie du cœur, déstabilisa Nymeria. Son cœur sembla se briser. Elle murmura en réponse :

Non… Tu n’aurais pas dû…

Le silence plana alors que Nymeria gardait son regard plongé dans celui d’Ahmir, comme si elle cherchait à s’y noyer. Son visage était si beau, il était si avenant, si courageux et si chevaleresque. Ils étaient près… Si près. Elle détourna le regard soudainement, gênée. Des pensées fiévreuses naissaient dans son esprit.

Tu te souviens ? Le lac ? Toujours aussi bon nageur ?

Elle se leva, et sans penser qu’elle n’était plus une enfant et qu’elle avait un corps de femme faite, elle retira sa robe. Elle avait une tenue légère en dessous, une robe de coton blanche proche du corps. N’attendant pas, elle plongea. Emergeant à la surface, elle remit ses cheveux en arrière.

Alors, tu viens ?      

Il n'aurait pas dû mais les choses s'étaient déroulées de la sorte. Il se souvenait encore de cet intense sentiment de vide. Il avait eu le sentiment de perdre pied, et de perdre la tête. En un rien de temps, elle avait disparu de sa vie, de ses journées. Il n'y avait plus ce sourire radieux au repas ou aux bals. Il n'y avait plus ces taquineries idiotes qui lui donnaient des airs de bêta. Il n'y avait plus rien eu du tout. Elle avait disparu et il devait devenir un homme, un chevalier. L'acquiescement de Nymeria eut l'effet d'un coup de poignard dans les entrailles. Et le silence qui suivit lui donnait le sentiment qu'on le tournait, et le retournait au plus profond de ses entrailles. C'était quoi ce sentiment ? L'Amour ? Ce n'était pas ce que l'on trouvait dans les chansons ou les salons de femmes. Il avait entendu tant de différentes choses sur ce sentiment qu'il ne pensait pas connaître. Silencieux, il se contentait d'apprécier sa présence, se laisser enivrer par son parfum. Il voulait simplement profiter de cet instant hors du temps mais elle l'obligea à sortir de ses pensées en mentionnant … le lac. Il se redressa, interloqué, une main toujours posée dans l'herbe. Et un sourcil se leva quand il la vit se redresser pour retirer sa robe.

 « Nymeria ... Ce n'est pas une bonne idée...» marmonna-t-il comme pour lui faire comprendre qu'elle ne pouvait tout simplement pas retirer sa robe sous les yeux d'un autre homme que son fiancé … mais à peine eut-il prononcé cette phrase que la robe de la jeune femme venait de rejoindre l'herbe de la clairière.
Elle était entrée dans l'eau avec l'élégance d'une princesse et en ressortait avec l'aura d'une sirène. Son palpitant fit un bond dans sa poitrine en entendant son invitation. Il était évident qu'il ne devrait pas la rejoindre, qu'il ne pouvait pas la rejoindre. Il était le chevalier de Thoron. Il était l'image même de l'étiquette. Un rire s'échappa de ses lèvres alors qu'il balayait du regard les alentours. « Je ne suis pas certains que ce soit la meilleure des idées que tu aies eu … Si jamais, on se fait surprendre … Sors de là ...» dit-il alors que ses yeux lui criaient de rester dans l'eau, pour le laisser profiter du spectacle. Un long soupir s'échappa de ses lèvres avant qu'il ne marmonne quelques jurons pour la rejoindre.

Elle gagnait toujours. Elles avait toujours eu le dernier mot. « Comme je te le disais, à peine de retour et déjà en train de faire imploser les codes, Dame Zéphyr. » dit-il en avançant dans l'eau, s'approchant de son ancienne amie. S'ils avaient passé des heures dans cette clairière, dans ce lac étant gamins … les choses avaient changé. Ils ne se regardaient plus de la même manière. Et il y avait cette vague de chaleur dans le creux de son ventre. Il s'approcha alors d'elle tout en ne laissant dépasser que sa tête du dessus de la surface pour finalement enrouler ses bras autour de sa taille, se collant alors davantage à elle. Plongeant son regard dans le sien, il lui murmura du bout des lèvres : « Sois certaine que je ne te laisserais plus jamais me filer entre les doigts. » Parlait-il de cet instant ? De ses fiançailles ? De quoi faisait-il mention ?

Elle se souvenait de la tristesse de sa demeure lorsqu’elle y était retournée. Le domaine familial lui avait paru vide et sans intérêt. Plus de rire, plus de courses éperdues avec Ahmir. Tout ce qui faisait le sel de sa vie. Disparu. Elle avait enchaîné les bêtises chez elle et s’était fait punir par sa gouvernante et son père. Et à chaque fois qu’elle était retournée à la Cour, elle avait ressenti cette même libération, ce retour aux sources. Nymeria n’était pas d’un naturel nostalgique ou mélancolique. Mais elle était moins vive et moins souriante chez elle qu’à la capitale. On le lui avait déjà fait remarquer. Il lui demanda s’il avait bien fait de la laisser partir et la réponse de la jeune femme sembla le marquer profondément. Comme s’il venait de réaliser quelque chose mais elle ignorait quoi. Un long silence s’installa dans la clairière. Que concluait-il de sa réponse ? Qu’il avait failli ? Que tout était trop tard ? Elle n’était pas dans sa tête et ne pouvait le savoir.

Il grommela une maigre protestation mais trop tard. La jeune femme avait retiré sa robe et était restée en chemise longue, lui arrivant aux chevilles. Si à l’époque, elle le faisait, elle n’était qu’une enfant. A présent, son corps était celui d’une femme faite et la chemise était terriblement transparente. Elle plongea aisément dans l’eau, sentant le liquide frais sur son corps. Revigorant. Lorsqu’elle ressortit la tête de l’eau, elle l’observa, toujours assis dans l’herbe. Il ne la lâchait pas du regard et elle devait admettre qu’elle aimait cela. Elle aimait qu’il la regarde ainsi. Cette étincelle dans ses yeux la faisait se sentir vivante. Bien plus que d’habitude. Ses protestations semblaient bien molles. Comme s’il ne les pensait pas réellement. Etait-ce l’étiquette qui parlait ? Alors que son désir était tout autre ? Elle n’était pas dans sa tête, elle ne pouvait que le deviner.

Où est passé ton courage, chevalier ? Un peu d’eau fraiche, une jeune fille et te voilà aussi effarouché qu’une pucelle à sa nuit de noces ?

Bien sûr que c’était provoquant. Elle savait qu’il ne pouvait pas lui dire non. Cela faisait longtemps qu’elle obtenait de lui ce qu’elle voulait. Enfin, presque tout ce qu’elle voulait… Il finit par marmonner des jurons mais il se leva. Il retira ses vêtements, ne gardant que sa chemise et ses hauts de chausse avant de lui aussi glisser dans l’eau. Elle avait fait mine de ne pas le regarder mais n’avait pu s’empêcher d’apercevoir brièvement ce corps musclé d’homme. Il nageait vers elle et elle sourit.

Il faut croire, cher Chevalier Thoron, que j’ai plus de courage que toi…

Il se rapprocha d’elle et finit par entourer sa taille de ses bras. Leurs corps se rapprochèrent, se collèrent presque et la fièvre naquit sous la peau de la jeune femme. Ce murmure était délicieux. Il ne la laisserait plus jamais partir. En avait-elle seulement envie ? Non, la réponse était non, à cet instant, piégée dans ses bras, elle était heureuse. Elle murmura :

Je suis donc ta prisonnière ?

N'eut-elle pas fini de murmurer cette question que ses lèvres vinrent à la rencontre de celle de son amie d'enfance pour goûter à ce fruit longtemps interdit. Il l'embrassa avec tendresse mais la tendresse s'évanouit rapidement pour laisser place à la Passion, qui avait bien trop longtemps courbé l'échine sous le poids de la timidité ou de la retenue ou encore de l'étiquette. Ce baiser passionné et brûlant lui fit perdre pied quelques instants. Ce fut comme une projection à travers une vie qu'il aurait pu avoir, avec elle. A ses côtés. Elle aurait pu être une Thoron par alliance. Il aurait pu en faire son épouse. Il aurait pu goûter à ses lèvres chaque jour. Elle aurait pu être à lui, lui appartenir, être sienne. Ses mains pressèrent ce corps frêle contre le sien alors qu'il sentait que son corps réagissait bien trop pressement à ce baiser tant attendu. Il n'y avait plus qu'eux deux, au milieu de ce lac, loin de toutes les obligations réservées à une femme noble fiancée à un autre et à un chevalier. Les lèvres d'Ahmir se détachèrent des siennes. Le front collé au sien, il rouvrit doucement les yeux pour pouvoir y discerner la moindre confirmation. Avait-elle ressenti ce qu'il avait ressenti ? Il ne pouvait dire mot. Il ne pouvait que la contempler. Sa main rugueuse se posa sur la joue de la jeune femme alors qu'il caressa ses lèvres de son pouce, ce sourire bêta devenu un peu plus radieux … comme si cela pouvait être possible.
Il aurait dû se sentir coupable de laisser primer la Passion, lui le rationnel qui souhaitait ne pas perdre le contrôle. Et pourtant. Il avait finalement le sentiment de faire ce qui devait être fait, de faire quelque chose de juste.

«Je ne veux pas qu'un autre puisse avoir ce plaisir, Nymeria. Tu es mienne tout autant que je suis à toi, depuis toujours. » Qu'essayait-il de lui dire ? Elle ne lui appartenait pas. Elle était promise à un Autre. Les fiançailles étaient annoncées. Il ne pouvait l'embrasser. Elle appartenait à un Autre. Si elle avait été une Autre, il aurait laissé agir la passion avec plus de fougue. Mais, elle était Nymeria. Elle était celle qu'il aimait. Il ne pouvait pas la considérer comme une des courtisanes du Palais. « Ce mariage n'aura pas lieu. Je te le promets. » dit-il non pas pour la rassurer, mais pour lui faire la promesse qu'il mettrait tout ce qu'il y a en son pouvoir pour ne pas la voir se marier à un autre. Un plan, il n'en avait pas encore. Mais il trouverait. Si ces fiançailles ne faisaient pas son Bonheur, alors il les empêcherait. Car ainsi agit un chevalier, n'est-ce pas ? Elle était la Dame qui devait être sauvée.

La question qu’avait posé Nymeria mourut sans avoir de réponse. La seule réponse que le fit Ahmir fut de s’emparer de ses lèvres. Ce contact lui coupa le souffle. Elle qui avait toujours une réplique, une réaction impulsive ne savait que faire. Une foule de sentiments déferlait sur elle. Et une foule de sensations. La tendresse de ce baiser s’effaça vite sous la passion. Et Nymeria ne put y résister. Elle y répondit, de toute son âme, ses lèvres se pressant contre celle d’Ahmir. La chaleur embrasait son être et l’étreinte semblait ne jamais devoir finir, pour son plus grand bonheur. Elle était contre lui, avide de ses lèvres et de son corps pressé contre le sien. Une digue se rompait et les flots longtemps contenus se déversaient avec une puissance extraordinaire. Son cœur bondissait dans sa poitrine comme s’il cherchait à s’en échapper. C’était une évidence qui s’imposait à elle. Dans ses bras, contre lui, elle était heureuse. Elle avait toujours été à lui et rien qu’à lui. Les bras d’Ahmir s’étaient refermés sur elle et elle pouvait sentir son corps chaud dans l’eau fraiche. Plus rien n’existait dans son esprit que lui, qu’elle et le baiser qu’ils échangeaient. Tout le reste avait disparu. Jusqu’à ce qu’il s’écarte d’elle.

Front contre front, elle tentait de reprendre une respiration normale, bien qu’elle soit pour l’heure haletante. Elle gardait les yeux fermés, tentant de calmer son cœur. Elle était sous le choc. Comme une révélation. Elle finit par ouvrir doucement les yeux, plongeant son regard dans celui d’Ahmir. Qu’y cherchait-elle ? Une révélation ? Elle le contemplait, une grande tendresse dans les yeux. La main du jeune homme remonta jusqu’à sa joue et de son pouce, il effleura ses lèvres. Elle frissonna, savourant ce contact qui appelait à tellement plus. Elle avait toujours les bras autour du cou d’Ahmir, flottant dans l’eau. Sous la fièvre de l’étreinte, elle se rendit compte qu’elle avait enserré les hanches du jeune homme de ses jambes. Ce fut lui qui rompit le silence. Et qui fit naître un grand sourire sur les lèvres de la jeune femme.

Je suis à toi, Ahmir. A jamais. A toi seul…

Ce fut elle cette fois qui emprisonna ses lèvres en un baiser passionné, langoureux, sa langue cherchant sa consoeur en un ballet sensuel. Le baiser se prolongea, les mains de la jeune femme glissant sur le cou et la nuque d’Ahmir, s’insinuant dans sa chevelure sombre. Elle cessa, craignant d’avoir envie de bien plus. Elle hocha la tête.

Que vas-tu faire ? Les fiançailles sont le signe d’un mariage imminent, tu le sais bien… Pourquoi ne me l’as-tu jamais demandé ? A présent… Est-il trop tard ? Je n’en sais rien… Mais je… Je ne veux appartenir qu’à toi.

Elle nicha son visage dans son cou et murmura à son oreille.

Si nous restons ainsi, ça risque de mal finir…

Elle lui appartenait. Alors qu'elle lui disait ces quelques mots, les paroles du Roi lui revinrent en mémoire. Cette relation avec Satine. Le besoin de la savoir à lui. Était-ce juste que de sentir le besoin de ne l'avoir que pour lui, rien que pour lui ?Ou devenait-il un de ces clowns qui se laisse mener par le bout du nez à chaque clignement de cils de la Belle ? Ces questions existentielles, il se les poserait sûrement plus tard. Pour l'heure, il n'y avait que cet instant. Les questions de Nymeria ne faisaient qu'écho aux siennes. Ils en étaient là. Ils avaient pris du retard. Beaucoup trop de retard. On venait de lui couper l'herbe sous le pied. Il allait devoir trouver une solution. Il allait falloir s'emparer de sa Belle. Coûte que coûte. Et à cette pensée, Ahmir se surprit à envisager chaque scenario … y compris un sombre scenario. L'Amour vous pousse parfois à commettre l'irréparable, à faire les plus sombres des folies. « Je trouverais une solution. Tu as ma parole. Ce mariage n'aura pas lieu, je te le promets. » dit-il sur le ton de la confidence.
Il était un Thoron. Bon sang ! Il pouvait tout de même choisir la femme qu'il souhaitait. Pouvait-il ruiner la réputation d'un Noble pour lui voler sa promise ? Les différents scenarios possibles valsèrent dans son esprit. « Je m'en occupe. Tu es et seras mienne. Si j'ai été idiot plus jeune pour ne pas m'en être chargé plus tôt, je ne suis pas assez fou pour te laisser une nouvelle fois me filer entre les doigts » Ses mains plongèrent dans l'eau pour se placer sous les cuisses de la jeune femme alors qu'il se dirigeait pour la faire sortir de l'eau. Ahmir était un homme de Principes, de principes archaïques certes mais de principe. Il ne toucherait sa Belle que lorsqu'elle sera sienne, portera son Nom. Il ira sans doute satisfaire ses besoins personnels et épancher sa soif de la chaire avec une des courtisanes du Palais … mais pour l'heure, Nymeria méritait respect et considération. Un chevalier, je vous dis. Ils sortirent de l'eau et en découvrant ce tissu collé à la peau nu de la jeune femme, il se demanda si ça n'aurait pas été plus prudent de ne pas se laisser devenir spectateur de cette Beauté. Il ne voyait pas, mais il pouvait deviner. C'était encore pire et ses joues prirent une teinte légèrement rosée alors que son excitation devenait de plus en plus difficile à cacher.

Il tenta alors de reprendre contenance. « Rentrons au palais. Ce serait plus prudent …  » Il tourna la tête sur le côté, comme pour éviter ses pensées de devenir actes. « Rhabille-toi Nymeria, veux-tu ? » Le comble. La galanterie peut parfois avoir des traits de goujat.

Enfin ils avaient franchi le pas. Enfin, ils avaient admis ce qu’ils ressentaient depuis si longtemps. Nymeria en était soulagée. Tellement soulagée en réalité. Mais pourtant, rien n’était résolu. S’avouer les sentiments qu’ils avaient l’un envers l’autre annulait-il son union future ? Non. Elle était promise à un autre et à présent qu’elle savait qu’Ahmir partageait ses intentions, elle lui en voulait d’une certaine façon. Pourquoi s’était-il donc décidé si tard ? Pourquoi ne lui avait-il pas proposé de devenir sienne avant ? Elle ne voulait pas devenir la femme d’un autre. A se laisser posséder par un homme qu’elle n’aimait pas. Bien sûr, en cet instant de retrouvailles, elle n’avait pas encore de réponse à toutes les questions qu’elle se posait. Comment allait-elle échapper à ce mariage ? Les paroles du chevalier amenèrent un sourire sur le visage de Nymeria.

Que vas-tu faire, Ahmir ? Tuer mon promis ou bien m’enlever ?

Le ton de sa voix était ironique. Ni l’un ni l’autre n’était envisageable. Et ils le savaient fort bien l’un et l’autre.

Ne peux-tu… Ne peux-tu me demander en mariage ?

Il était un Thoron après tout. Le père de Nymeria ne pourrait pas ignorer pareille demande, tellement plus prestigieuse que la première. Il y avait quelque chance pour que cela fonctionne. Un autre doux sourire s’égara sur ses lèvres lorsqu’elle entendit les paroles du chevalier.

J’espère bien… Je ne veux pas lui appartenir. Ne me laisses pas lui appartenir.

Elle comptait sur lui, bien sûr. Mais si elle pouvait aider, Nymeria avait un tempérament à ne pas laisser les choses se passer sans intervenir. Elle pouvait parler à son père, le convaincre qu’Ahmir constituait un meilleur parti. Il attrapa ses cuisses et la souleva, la ramenant sur la terre ferme. La chemise collait à sa peau, révélant ses formes. Elle pouvait deviner son trouble. Il la regarda un bref instant. Elle n’avait nulle honte à ce qu’il la contemple. Au contraire. L’homme la surprit car une teinte rose-rouge apparut sur ses joues. Etait-ce de la découvrir ainsi qui le troublait ? Nymeria n’était pas une femme délurée, non. Elle était vierge, comme toute dame se devait de l’être. Mais elle l’aimait. Ahmir, lui, finit par détourner les yeux. La jeune femme avait cependant senti, en étant encore proche de lui, le trouble qu’elle pouvait induire chez lui et la réaction qu’avait son corps.

Tout ceci fut brisé lorsque le chevalier lui demanda de se rhabiller pour repartir au château. La magie du moment était rompue. Nymeira n’était pas connue pour sa délicatesse. Elle attrapa ses vêtements, se rhabilla et lança d’un ton plus froid.

Tu es mien, Ahmir. Tu veux que je sois tienne ? Alors, reste-moi fidèle. Ne fréquente aucune autre femme jusqu’à nos noces. Promets-le moi.