Ses pas dans le noir étaient hésitants. On lui avait toujours raconté que les geôles étaient un endroit sombre et mal éclairé, mais jamais il n’aurait pu imaginer l’ampleur de cette vérité. Un soleil éclatant rayonnait pourtant sur Calendyr lorsqu’il était arrivé devant la lourde porte, mais une fois celle-ci passée on n’en voyait plus la moindre couleur. Le silence y était assourdissant, troublé irrégulièrement par de faibles sons qu’il peinait à identifier avec certitude, mais parmi lesquels il croyait discerner des bruits de pas, des chuchotements, parfois même des ricanements. Son corps commençait à trembler, mais il ne s’arrêta pas.

Pour pallier au manque de lumière, ses yeux étaient grands ouverts, scrutant chaque recoin, chaque détail qu’il pouvait discerner dans son champ de vision. Son attention se portait régulièrement sur les torches accrochées au mur, désespérément éteintes. Son pas lent lui permettait de voir l’intérieur de chaque pièce devant laquelle il passait. En cas de doute, il s’arrêtait quelques instants, passant la tête à travers le cadre de la porte s’il s’en sentait le courage, sans jamais trouver ce qu’il recherchait. Il reprenait donc toujours sa route, toujours plus découragé, toujours moins rassuré.

Ses pas, lents mais réguliers, finirent par le conduire jusqu’au bout du long couloir, où il ne restait plus qu’une pièce à explorer. Il fit une pause devant afin de réguler sa respiration que l’exposition prolongée au noir avait quelque peu chahutée. Puis, prenant son courage à deux mains, il posa  l’une d’entre elles à plat sur la porte de bois qu’il poussa avec appréhension, l’entrouvrant dans un grincement qui fit malgré tout tressaillir ses propres épaules. Il s’avança d’un pas prudent afin de scruter son environnement. Une fenêtre barrée éclairait la pièce d’une douce lueur qui fut tout de même suffisante pour aveugler l’espace d’un instant ses yeux habitués à l’obscurité. Il les frotta, puis les rouvrit l’un après l’autre, laissant à sa vue le temps de s’adapter à cette nouvelle luminosité. La pièce était relativement grande bien que principalement vide. Au fond se trouvait une cellule dont la porte de fer forgé était entrouverte. À l’intérieur, il lui semblait distinguer une masse informe.

« Barahir ? »

☆

Aster ouvrit les yeux, son réveil salué par le gazouillement des oiseaux matinaux. Il fixa le plafond un instant, puis se redressa sur la couche de sa cellule. L’intensité de la lumière qui passait par la fenêtre barrée ainsi que la direction de l’éclairage lui firent penser que le lever du soleil n’avait précédé son réveil que de peu. Il s’autorisa un bâillement, se frotta le visage, puis se leva pour approcher des barreaux qui le privaient de sa liberté. Il lui avait bien semblé reconnaitre la pièce lorsqu’il y avait été escorté poings liés la veille.

Son regard se perdit dans le bleu du ciel qui était visible à travers la fenêtre. On ne pouvait pas dire que son retour à la capitale impériale avait été un succès. Il songea à Bellamy, espérant qu’elle ait trouvé sans souci une chambre pour passer la nuit. Il songea à Elanor, pour qui il avait eu la folie de défier l’interdiction de son père. Il songea à son père, à la demande duquel il s’était fait enfermer.

Aster retourna s’assoir sur sa couche, et vérifia après un instant d’hésitation, par acquis de conscience bien sûr, qu’un jeune prince ne se cachait pas en-dessous. S’il ne fut pas surpris que ce ne soit pas le cas, il dut s’avouer une certaine déception, qu’il accueillit avec un sourire las. Il se résolut alors à tenter de retrouver une position confortable pour se rallonger, refermant les yeux en espérant que quelqu’un viendrait le chercher bientôt.

Des pas se firent entendre. Trop légers pour être ceux de simples gardes. Aster se redressa, regardant par-delà ses barreaux qui hachuraient sa vue sans pour autant se lever. Les pas étaient réguliers, la démarche soutenue. Le détenu repoussa sa couverture et dégagea les jambes de sa couche, s’asseyant sur son rebord. Il vit alors la carrure d’un homme auquel il ne s’attendait pas, qui le salua d’une phrase qui le surprit.

« C'est donc toi, l'intrus »

Un frissonnement imperceptible traversa le haut de son dos. Quelle entrée. Aster se leva avec une lenteur calculée, approchant de son visiteur jusqu’à n’être plus séparé de lui que par le fer forgé qui le privait de sa liberté. Le soldat fut surprit de réaliser qu’il dépassait à présent son aîné. Son regard le détailla dans un silence pesant, qui ne fut brisé que par ces quelques mots :

« Tu as bonne mine. »

C’était faux. Il avait une mine horrible.

Pas littéralement, évidemment. Leandry avait toujours été un bel homme, un exemple pour Aster. Un modèle pour tous, en vérité. L’image d’un homme que le jeune Celes n’avait toujours pu qu’aspirer à imiter. Et le temps n’avait rien ôté à sa prestance, il y avait même ajouté une couche d’authenticité. L’homme qui se tenait devant lui était droit, fier, presque intimidant. Tout à fait intimidant, à vrai dire. Son regard réprobateur mettait Aster mal à l’aise. Il sentait le cœur du petit garçon qu’il était autrefois battre la chamade face au jugement silencieux auquel il faisait face. Et pourtant, malgré tout ça, il trouvait que son vieil ami avait une terrible mine.

Peut-être pas aux yeux du peuple, ni même de ceux qui avaient eu la chance de le côtoyer régulièrement au fil des années. Mais l’homme qu’Aster avait devant lui ne ressemblait plus à celui qu’il avait admiré en grandissant. Il lui semblait lui trouver un visage plus creusé qu’auparavant. Des cernes plus prononcées. Une mine définitivement plus renfrognée. Aster y voyait la mine d’un homme qui trainait un fardeau trop lourd depuis trop longtemps, et la culpabilité le saisit. Se pouvait-il qu’il en soit la cause ?

Il détourna le regard. Cela ne dura que l’espace d’une seconde, mais c’était déjà une seconde de trop. Alors il agit en conséquence, laissant échapper un soupir las, agrippant d’une main les barreaux qui séparaient le lion et le loup dans une position que ce dernier voulait provocatrice, tout pour masquer la faiblesse passagère qui s’était manifestée sans accord. Puis il l’observa à nouveau, laissant passer quelques secondes qui semblèrent durer une éternité, avant de porter la main à son visage pour se frotter les yeux.

« Je ne pensais pas te revoir… dans ces conditions. »

Il était impossible de déterminer si la pause au milieu de sa phrase était volontaire ou non. Aster lui-même n’en avait pas la certitude. La situation lui échappait déjà alors que Leandry n’avait prononcé que quelques mots. Peut-être n’était-il pas encore prêt pour cette confrontation, contrairement à ce qu’il avait cru. Peut-être ne le serait-il jamais. Et pourtant il y était.

Aster ne savait pas par où commencer. Des phrases se formaient dans son esprit. Des excuses. Des explications. Des excuses. Des questions. Des remarques. Des excuses. Aster quitta la proximité de son interlocuteur pour faire quelques pas, passant sa main dans ses cheveux, prenant une grande inspiration, avant de revenir se poser devant lui.

« J’ai beaucoup de choses à te dire, Leandry. Est-ce qu’on peut discuter ? »

Quinze années de ces choses, pour être exact.

« Allez. Fais-moi l'éloge de ta vie fabuleuse. »

Une simple phrase, et Aster se souvint que les armes les plus meurtrières des Thoron n’étaient pas faites d’acier, mais de mots. Sa main se crispa sur l’un des barreaux tant que Leandry lui tournait le dos, serrant aussi fort qu’il le pouvait pour tenter d’évacuer sa frustration. Il relâcha prise juste alors que le prince se retournait, espérant que celui-ci n’ait pas remarqué ce que le soldat considérait comme un aveu de faiblesse. Son regard suivit le mouvement du visiteur jusqu’à ce qu’il ne s’assoit sur la chaise qu’il avait trouvé dans une cellule vide, et il serra les dents pour endurer l’ultime humiliation qui lui était infligée.

« Je suis tout ouï. »

En cet instant, Aster se sentait véritablement comme un loup en cage, jugé par le regard impassible du lion qui s’était posé devant lui. Les instincts guerriers qu’il avait développé au fil des années lui hurlaient de ne pas accepter cet outrage. Mais aucune des idées qui défilaient dans son esprit n’étaient envisageables. Pas dans la capitale de ce qui était possiblement le pays le plus puissant du continent. Pas dans la situation dans laquelle il était aujourd’hui. Et surtout pas à l’encontre de celui qui se tenait en face de lui. Au lieu de cela, Aster laissa échapper un léger soupir, et alla lui aussi s’assoir pour faire face à son interlocuteur.

« Je suis revenu à Calendyr en tant que représentant du Régiment du Lion. »

Le paria marqua une pause volontaire à cette annonce, avant de reprendre.

« J’en fais partie depuis plusieurs années, maintenant. J’ai rejoint l’Escouade d’Émeraude, sous les ordres d’Alistair Dwyn, je ne sais pas si tu as entendu parler de lui. C’est un homme bon, intelligent, courageux… À y repenser, je crois que je l’ai suivi parce qu’il me rappelait quelqu’un. »

Aster prenait son temps pour parler. Il articulait méticuleusement chaque mot, son regard n’ayant pas quitté celui de Leandry depuis qu’il s’était assis. Il s’était même autorisé une très légère inclinaison de la tête sur la dernière phrase qu’il avait prononcée, et laissait de nouveau planer un court silence, comme s’il désirait que le Thoron mémorise et comprenne bien chacun des mots qui lui étaient adressés.

«Mais même si tu ne le connais pas lui, tu sais forcément qui nous sommes. Nous sillonnons le monde par-delà les routes pour apporter paix et sécurité. Animés par cette même envie de justice et d’équité, nous défendons les plus faibles et pourchassons brigands et monstres d’Elenath. »

À l’instant où il avait commencé sa présentation, son ton avait changé. Sa voix était devenue plus mélodieuse, ses paroles plus rythmées, comme s’il s’était mis à réciter une comptine, ou lire une poésie. Mais il revint rapidement à un ton qui semblait mieux correspondre au sien.

« Mais nous sommes trop dispersés dans le monde pour pouvoir le protéger efficacement, et c’est pour cela que je suis ici. »

Aster se releva, et s’approcha une nouvelle fois des barreaux qui le séparaient de Leandry.

« Nous avons des demandes à adresser aux dirigeants des différentes nations, et c’est à moi qu’il incombe de les présenter à la royauté de Thoron. Alistair ne m’a pas forcé, il m’a laissé le choix. Mais j’ai vu ça comme une opportunité d’arrêter de fuir le passé. Je pense qu’il m’en fallait une, pour que je puisse enfin me décider à revenir. Évidemment, j’ai voulu en profiter pour revoir Elanor. Ça, tu sais comment ça s’est fini. »

Aster glissa une main dans le col de sa tunique, et en sortit un petit pendentif. C’était un croissant de lune, forgé d’un métal assez clair, difficilement identifiable dans la pénombre. Il pendait au bout d’une corde finement tressée. Aster le manipula quelques secondes du bout des doigts, puis le retira de son cou et le fit passer à travers les barreaux, pour le laisser retomber dans la paume de Leandry.

« J’espérais aussi pouvoir retrouver un vieil ami. »

« Qu'espères-tu de moi ? Que nous nous retrouvions comme s'il ne s'était rien passé ? »

Leandry ne le regardait plus, à présent. De là où il était, Aster ne voyait que le haut du crâne du prince, et sa manière de manipuler le bijou. C’était un soulagement pour lui de constater qu’il s’attardait tant dessus, cela devait signifier qu’il n’en avait pas oublié l’importance, ou la signification. Mais un doute le prit lorsque son ami d’enfance referma le poing sur le croissant de lune.

« Si c'est le cas, ne compte pas sur moi.
- Je suis parti parce que je n’étais pas assez fort. Pas assez fort pour vivre sans elle. »

La justification avait été prononcée dès que la main du Thoron avait franchi les barreaux, comme si la pression l’avait faite jaillir après qu’elle eut été juste là, bloquée dans sa gorge depuis qu’il était apparu dans son champ de vision. Sa voix avait tremblé lorsqu’il l’avait mentionnée. Aujourd’hui encore, il était incapable de penser à elle sans ressentir une profonde tristesse, un trou béant en lui qu’il n’avait jamais réussi à combler, même après toutes ces années. Évidemment, Leandry savait de qui il parlait. Il devait le savoir. Elle l’avait lui aussi considéré comme un fils, autrefois.

« Pas assez fort pour affronter Sorin, jour après jour, sans elle. Pour le voir faire comme si de rien n’était, cracher sur sa mémoire en se pavanant avec toutes ces prétendantes qui n’étaient pas elle, et ne le seraient jamais. Je ne pouvais pas le supporter. »

Les tremblements qu’engendraient la mention de sa mère avaient laissé la place à un poison qui semblait consumer ses mots alors même qu’ils quittaient sa bouche lorsqu’il parlait de son père. Si Leandry levait la tête, il pourrait voir la rage qui déformait le visage du soldat, le feu ardent qui brûlait dans son regard. La mention de lui aussi continuait de provoquer de fortes émotions chez Aster après toutes ces années, mais celles-ci étaient tout à fait différentes. Aster s’accorda quelques secondes pour respirer, tenter de se calmer. Et durant tout ce temps, ses bras étaient restés à ses côtés, refusant de récupérer ce que Leandry tentait de lui rendre.

« Je n’étais pas non-plus assez fort pour risquer que tu me fasses changer d’avis si j’étais venu te voir à mon départ. Et encore moins pour oser affronter ton regard durant toutes les années qui ont suivi. »

Sa voix était plus calme, presque mélancolique.

« J’ai eu bien des doutes, qui sont devenus autant de regrets. J’ai passé de nombreuses nuits à chercher un sommeil qui n’avait de cesse de m’échapper. Il ne s’est pas passé une seule journée sans que je ne me demande ce qui aurait été si je n’avais pas fait tous ces choix. Mais au final, ceux sont eux qui ont fait ce que je suis. Ce sont eux qui m’ont donné cette force qui m’avait toujours manqué. C’est grâce à eux que je suis enfin là, devant toi. »

Aster posa un genou à terre pour descendre au niveau de Leandry. Il cherchait à croiser son regard, afin que le prince y voit sa sincérité. Puis il fit descendre son propre regard jusqu’à la main du Thoron, dont il déplia délicatement les doigts afin d’y voir le pendentif.

« Si nous faisions comme si rien ne s’était passé, alors tout cela aurait été en vain. Cette peine, cette souffrance. Ce manque. Et je serais toujours ce garçon qui a fui, dont la lâcheté l’empêchait de revenir. »

Aster semblait aller pour récupérer le pendentif. Mais au lieu de cela, il saisit la main de Leandry dans la sienne.

« Je ne pourrai jamais te demander de me pardonner d’être parti comme je l’ai fait. Tout ce que je puis espérer, c’est que tu me donnes la possibilité d’un jour pouvoir redevenir ton frère. Car tu n’as jamais cessé d’être le mien. »

Ainsi agenouillé devant le prince, sa main dans la sienne, on aurait cru qu’Aster s’inclinait.

Quelque chose lui avait fait défaut lors de son monologue, sans qu’Aster soit réellement certain de quoi. Il n’était pas homme à se confier, il ne savait pas comment faire. Tous ses aveux lui avaient toujours été extirpés avec de la patience et du temps. Ses sentiments étaient bruts, leur révélation aussi. Jamais il n’avait tenté de les formuler de manière à être entendu, et ce manque de pratique se faisait ressentir aujourd’hui. Le tressaillement de Leandry le fit sursauter, et Aster libéra la main du prince sans opposer la moindre résistance lorsque celui-ci se releva.

« Les frères ne s'abandonnent pas. Ils se battent, l'un pour l'autre. »

Un genou toujours à terre, Aster avait son regard rivé sur le pendentif qui gisait sur le sol froid de sa cellule. Il tendit la main pour le récupérer. Le contact de l’argent entre ses doigts était soudainement devenu particulièrement désagréable. Assez pour contracter son visage en une légère grimace lorsque le métal entra en contact avec sa paume, lui procurant une étrange sensation de brûlure.

« Tu ne m'as même pas laissé une chance. »

Aster releva la tête pour croiser le regard de Leandry. Celui-ci était lourd de jugement, d’accusations, presque assez pour lui faire baisser les yeux. Mais Aster n’en fit rien. Il savait qu’il le méritait un tel regard. Il méritait un tel jugement. Il était parfaitement conscient que malgré sa tentative visiblement ratée d’embellir ses paroles, et malgré ce qui lui avait semblé autrefois être de bonnes intentions, il avait blessé son ami. Comment pouvait-il espérer que Leandry le pardonne, quand il était incapable de se pardonner lui-même ?

« Je me serais battu. Pour toi. »

Le cœur du soldat rata un battement, et son souffle se coupa. Une intense culpabilité l’envahit, assez pour le faire balancer en arrière, jusqu’au contact sec du bord de la couche contre le haut de son dos. Aster laissa lentement reposer sa tête sur la couverture. Ses yeux étaient rivés sur le plafond. Il déglutit, enroulant la cordelette du pendentif autour de ses doigts.

« Tu dis être faible, mais tu as éveillé en moi des faiblesses que tu ne peux imaginer. »

Il ferma les yeux, laissant échapper un léger soupir, puis décrocha son attention du plafond pour la reporter sur Leandry. Il constata alors que celui-ci l’observait. Si le regard du Thoron était animé d’un jugement intense, celui du Celes s’était à présent vidé de toute émotion autre que l’acceptation.

« Barahir m'a blessé. Mais il est resté. Nous nous battons ensemble. Comme les frères le font. Comme tu ne l'as pas fait.
- J’en étais incapable. »

Il avait répondu d’une voix faible, abattue. Ses yeux se fermèrent à nouveau, un peu malgré lui, et il prit une grande inspiration avant d’entreprendre de se relever péniblement. Le pendentif en forme de croissant de lune pendait dans le vide. Aster avança jusqu’aux barreaux, et enroula ses doigts autour de deux d’entre eux, provoquant un tintement lorsque l’argent du pendentif vint en heurter le métal. Il laissa ensuite reposer sa tête contre l’un d’entre eux.

« Je suis désolé, Leandry. J’aurais pu mourir pour toi. Sans le moindre doute. Sans la moindre hésitation. Mais j’étais incapable de vivre pour toi. Ni pour personne d’autre. »

Son ton était triste, monotone. Son regard vide était dirigé vers le Thoron, mais il était difficile d’être sûr qu’il le regardait bien. Sa main habillée du pendentif délaissa le barreau qu’elle agrippait pour remonter entre leurs deux champs de vision, et Aster contempla le bijou, dont le creux du croissant de lune laissait voir une partie du visage de son ami derrière.

« J’en conclus que tu as abandonné le tien. Je comprends. »

Laissant la cordelette se dérouler d’entre ses doigts, le soldat finit par ne plus avoir prise que sur le nœud de celle-ci. À sa base, la lune tournait sur elle-même tout en effectuant un mouvement régulier de balancier. Aster garda son attention rivée dessus quelques instants, visiblement hésitant de la marche à suivre, puis il posa une nouvelle fois son regard dans celui de l’homme qui l’avait jadis considéré comme un frère.

« Tu peux récupérer le mien aussi, si tu estimes que je ne le mérite plus. »

« Il t'appartient. Depuis le jour où je te l'ai offert, le destin de cet objet n'est plus entre mes mains. »

Le pendentif pendait toujours dans le vide lorsque Leandry quitta le coin dans lequel il s’était réfugié quelques instants plus tôt. Aster, immobile, l’observait en silence. Seuls ses yeux se mouvaient, suivant le déplacement du Thoron qui lui paraissait plus assuré, descendant avec lui lorsqu’il se pencha pour redresser la chaise, puis se posant quelques secondes sur ses mains avant de revenir à ses yeux.

« J'ai jeté le mien, le jour où j'ai compris que tu ne reviendrais pas. »

Son souffle trembla. Aster se sentait véritablement impuissant. Il n’avait jamais été un grand parleur, et à raison. Il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer entre eux. Il ne comprenait plus ce que signifiait le regard de Leandry. Il ne réalisait pas ce qui avait privé son visage de la moindre expression, ni sa voix de la moindre émotion. Rien de ce qu’il avait pensé sensé n’avait eu l’air d’atteindre son ancien ami. Plus que vains, les mots et les gestes qu’il avait pensés pertinents semblaient avoir repoussé l’homme qu’il avait toujours considéré comme son frère plus qu’ils ne les avaient rapprochés. Lorsqu’il regardait dans ses yeux, il ne voyait plus seulement rien qui ait de sens. Il ne voyait juste rien.

« C'est à toi de juger de son sort. »

Les yeux d’Aster se fermèrent malgré lui alors ramenait sa main et le pendentif qui y pendait toujours le long de son corps. Il resta ainsi quelques secondes, puis décolla sa tête du barreau et se retourna pour tourner en rond dans sa cellule à pas lents. Le pendentif aussi tournait entre ses doigts afin d’assister sa réflexion. De nombreuses questions se formaient dans son esprit. Et s’il était revenu plus tôt ? Et s’il était revenu plus tard ? Et s’il n’était jamais revenu ? Et s’il n’était jamais parti ? De nombreuses craintes. La crainte de ne jamais être pardonné. La crainte de ne jamais pouvoir être à la hauteur. De nombreux doutes, aussi. Avait-il vraiment sa place dans un monde où il n’avait même pas été capable de se battre pour rester aux côtés des personnes les plus importantes à ses yeux ?

Sa poigne se referma sur le pendentif d’un geste brusque. Il ne pouvait pas se permettre de se laisser submerger par ses démons. Pas ici. Pas dans cette situation. Pas seul. Ses yeux se rouvrirent, et il réalisa qu’il faisait face à un mur. Il posa son regard sur son poing fermé, dont il ouvrit les doigts pour pouvoir regarder le bijou une nouvelle fois. Un sourire triste se forma sur son visage. Il n’était pas prêt pour s’en séparer. Pas encore, en tout cas.

Aster laissa une nouvelle fois le pendentif tomber dans le vide, ne le retenant que par la cordelette. Mais cette fois-ci, il la saisit à deux mains dans le but d’y former un espace assez large pour qu’il puisse y passer la tête, et il l’enfila. Lorsqu’il se retourna pour faire face à Leandry, il était en train de dissimuler le bijou dans sa tunique. Son visage avait changé, à lui aussi. Tout comme son regard. Il était fatigué de discuter, à présent. Fatigué d’essayer de se justifier. Fatigué de tendre une main que son ami refusait de saisir. Ce n’était pas lui de chercher des mots, d’exprimer des sentiments. Il n’avait jamais été bon pour ça, il n’avait jamais appris à le faire. Alors à quoi bon essayer ? Au lieu de cela, il alla simplement s’assoir dans sa couche, face au prince.

« Combien de temps est-ce que tu comptes me garder ici ? »