La porte claqua avec force, entrainée par son propre poids dans le mouvement de départ de son royal amant. Cette nuit, Amras ne resterait pas auprès d'elle. Sans doute avait-il trouvé en elle l'exutoire de quelques pulsions incontrôlables, qui ne lui permettaient de trouver la paix de l'âme en cette nuit fraiche du printemps. Eulalie, elle, demeurait nue entre les draps de soie de son lit. Amras l'avait surprise en la rejoignant si prestement: bien qu'elle s'attendait à ce que ses mots envers la reine aient des conséquences, elle ne s'était certainement pas imaginé la colère que cela avait eut sur l'époux de Leann Gwelnaur. Avec difficulté, la brune se redressa, d'abord sur ses deux mains, avant de se mettre en position assise au bord du lit, camouflant pudiquement sa nudité avec l'un des draps dans lequel elle s'enveloppa. Amras n'avait pas été aussi violent qu'il en avait l'habitude: d'ordinaire, elle se laissait aller à ses vices, jouant de la flamme sombre qui brulait dans son regard. Mais ce jour là, la gifle qu'il lui avait donné n'avait rien d'un jeu sexuel. C'était de la colère à l'état pur dont il avait gratifié sa favorite, laquelle n'avait pas fondamentalement été provocatrice ou injurieuse mais avait, selon lui, besoin d'un rappel à l'ordre. Moins violent, mais bien plus cruel. Eulalie se savait le jouet de cet homme: elle n'était pas là pour l'amour et la tendresse mais pour la passion brute, l'avidité qu'un homme ne pouvait épancher sur son épouse. Tantôt docile, tantôt taquine, Eulalie se pliait aux désirs du jour: parfois parée de pierreries ou vêtue comme une servante, elle réalisait les moindres souhaits et fantasme de l'esprit de ce roi qu'elle avait fini par apprécier. Car en fin de compte, Amras demeurait un bel homme et, lorsqu'il ne la frappait pas comme il l'avait fait ce soir là, il savait être un amant généreux bien que particulièrement dévergondé. Eulalie ne s'offusquait pas des demandes: là d'où elle venait, elle était moins habituée aux soies et bijoux qu'aux paroles crues des hommes envers les femmes. C'était peut être ce qui lui plaisait ? Petit canard devenu magnifique cygne, elle gardait pourtant encore des traces de sa vie dans les bas quartier de Belithrael et de la campagne avoisinante. Elle n'était pas initiée au us et coutume de la cour depuis bien longtemps: ses révérences étaient parfois maladroite, son franc-parler inhabituel chez une courtisane et elle n'adhérait que peu aux modes vestimentaires.

Et pourtant, si cela l'amusait grandement d'ordinaire, ce soir là, elle était fatiguée. La froideur dans les yeux du Roi, le son résonnant de la gifle dans la pièce, de son corps s'affaissant sur le sol et de sa tête tournant à n'en plus finir la hantait encore. Et qu'importe qu'il se soit montré prévenant par la suite, la gratifiant de baisers et d'autres cajoleries somme toutes agréables: lorsqu'il avait levé la main sur elle, il ne jouait pas. Il aurait bien pu la tuer qu'il ne s'en serait pas attristé davantage et cela perturbait grandement la demoiselle. Jusque là, elle profitait de ce qu'elle avait, jouissait du peu de pouvoir que sa position lui donnait et se satisfaisait des cadeaux qui lui étaient fait. Mais ce soir là, elle avait réellement prit conscience de la dangerosité de sa place. Si elle aurait été peiné mais pas plus dérangée que cela d'être remplacée par une autre, elle se rendait compte qu'elle pourrait ne jamais voir l'autre venir ... Oui, il pourrait la tuer. Et si ce n'était pas lui cela pourrait être n'importe qui d'autre: son homme de main, l'un de ses amis, une femme au service de la reine. N'importe qui.

Eulalie perdit un instant toute étincelle dans le regard. Oisillon tombé du nid, elle avait voulu prendre son envol et se rendait compte à présent, que les cieux pouvaient être tout aussi dangereux que la terre ferme. Elle se leva, se trainant jusqu'au miroir le plus proche. C'était un miroir en pied, ouvragé, cadeau du roi dans les premiers jours de sa vie au palais. Mais à cet instant, elle ne voyait plus le délicat souvenir ... Non, ce qu'elle apercevait, c'était sa lèvre, fendue par le coup de son amant, encore sensible et menaçant de saigner à nouveau. Les traces de sang, il y en avait encore un peu sur son menton. Eulalie soupira. Elle ne pourrait pas sortir sans quelques fards à lèvres pour dissimuler cela ! Ses yeux tombèrent sur un ruban, noir, qu'elle portait autour du cou. En velours et rehaussé de perle blanche, c'était un bijoux délicat mais bien plus grossier que ce à quoi elle avait habitué la cour: un cadeau de Jasper lorsqu'il l'avait rencontrer. Un cadeau qui lui servait à dissimuler bien des choses. Elle dénoua le ruban, laissant apparaitre des bleus  autour de sa gorge. La couleur verdâtre annonçait la disparition prochaine des marques de l'affection du roi. Encore un jeu qui prenait une tournure toute autre maintenant qu'elle lui ôtait le filtre de l'instant présent. Jasper ... Où était-il à présent ? Un nouveau soupire s'échappa de ses lèvres tandis qu'elle se détournait du miroir pour aller vers un tas de tissus en tapon au bas du lit. Elle enfila en vitesse sa chemise de lin blanc avant de s'allonger à nouveau dans le lit. A cet instant, Eulalie était plus vulnérable que jamais tandis que, dans sa main serrée, elle tenait le ruban de Jasper.

Des songes encore ornés par ses manières indélicates, et des souvenirs gravés sur son front. Il y a des nuits comme celle-ci, où il est fort difficile pour Jasper de garder ses esprits loin d'elle et de ces rêves avortés qu'elle a un jour tissés en son sein. Ils ne peuvent plus qu'y pourrir à présent, dégénérant sous la peau, s'ancrant toujours plus profondément dans la chair. Il est à sa table de travail, dans son bureau où il passe bien plus de temps que dans ses appartements richement décorés dans la forteresse. Il y a de ces missives que l'on ne peut écrire et transmettre que lorsque le jour s'est en allé, alors le biseau de la plume glisse doucement sur la surface parcheminée. Des lettres parfaitement formées, presque féminines, qui lui doivent cette réputation raffinée dont il continue de s'enorgueillir. Mais toujours, les traits d'Eulalie reviennent troubler sa concentration. C'est parfois comme si dans le creux des ténèbres sa voix savait graver des appels maudits, qui finissent par trouver tous les recoins où il se rencogne. Il interrompt sa phrase. Inachevée, elle demeure suspendue sous ses doigts tandis que dans sa tête, l'irrésolu continue de tambouriner. C'est là, juste sous la tempe. L'envie de la voir, l'envie de lui parler. Peut-être même de l'étreindre. Il sait que c'est une fâcheuse habitude qu'il devrait quitter. Elle est à lui désormais, c'est cette union qu'il a souhaitée, pour arracher la jolie courtisane à sa condition misérable. Une place de choix où seul le roi garde le droit de la souiller. Jasper le sait, c'est là même une invincible ironie que la situation piégée qu'il semble avoir orchestrée pour eux trois. Mais les situations périlleuses l'ont toujours séduit, après tout...

Il abaisse la plume, mais se voit incapable de poursuivre, alors avec le soin de gestes mesurés, il abandonne l'ouvrage pour le remettre à plus tard. C'est rare que le conseiller ne néglige ses devoirs mais sans doute que l'appel cette nuit est trop prégnant, trop abyssal, pour savoir résister. Dans les ombres il évolue, il connaît les pas, les chemins détournés, la procession funèbre qu'il lui faut dessiner pour arriver jusqu'à la porte de sa chambre, et ne faire que pousser le battant pour vérifier si ce soir, elle est là, solitaire. Si Amras était encore avec elle, la chambre serait verrouillée.

Sans bruit, sans un mot, il entre et embrasse le spectacle d'une beauté qui dérive, dans le silence presque sentencieux de son sanctuaire. Il est bien conscient de ne pas être à sa place ici, sans même s'annoncer, imaginant des territoires déjà conquis et lui appartenant donc de façon éternelle. Elle est belle, Eulalie, ainsi couchée, dans la simplicité de sa parure. Jasper suit les formes de son corps qui transparaissent à la lueur vacillante des chandelles. Une indiscrétion de plus, alors qu'elle ne l'a pas encore entendu. Il demeure dans l'ombre, ça a toujours été sa place, note le détail de ses doigts serrés sur le ruban de velours qui s'élime, et qu'il ne peut que reconnaître comme son présent. Les souvenirs resurgissent avec la virulence des maladies qui vous donnent la fièvre et les idées troubles. Sa voix se glisse jusqu'à elle, pour la tirer des songes qui la tiennent à l'orée du repos :
_ Je croyais que tu cesserais de le porter.

Un jour, un jour. Mais pas encore. Car rien ne peut se résoudre quand tout demeure à jouer. Il se permet d'avancer, à pas couverts et se poste à une distance presque respectueuse, comme s'il ne souhaitait pas encore risquer de l'approcher. Mais déjà, les marques de ses nouvelles amours apparaissent sur son cou délicat, ou encore sur sa lèvre inférieure. Dans les yeux de Jasper, rien ne se lit pourtant, si ce n'est cette circonspection qu'il adopte pour ne laisser paraître ni ses sentiments ni ses pensées. Une longue seconde, des instincts contradictoires se livrent une bataille acharnée tout contre ses côtes. Il se maudit de dénigrer son souverain pour ses préférences, qu'il connaissait pourtant, et qui ne l'ont absolument pas empêché d'emmener Eulalie à la rencontre du loup, même si son destin était de périr dévorée par des appétits qui la dépassent. Il se sait coupable, par procuration, de ce jeu dangereux qui semble les porter chaque fois un peu plus loin des limites de la décence. Mais Jasper n'a strictement rien du chevalier servant, ni pour elle, ni pour toutes les autres. Et pourtant, pourtant, il y a des pensées hérétiques qui tonnent dans son crâne.
_ Je regrette tu sais, de ne pas t'avoir prévenue. Mais ça n'aurait strictement rien changé, n'est-ce pas ?

Ni dans ta détermination quant à t'élever, ni dans mon envie de plaire à Amras, ce qui demeurera toujours ma seule priorité. Que reste-t-il alors, de ce que nous avions, jalousement gardé, entre nos doigts enlacés ?

Il se détourne. Peut-être pour qu'elle ignore ses impressions qui dévalent ses traits, et saisit un linge propre, ainsi que l'aiguière ouvragée. Il revient à elle et prend place cette fois-ci sur sa couche, juste dans le creux laissé par sa forme un peu recroquevillée puis la regarde longuement, comme si les mots dérivaient entre eux, incapables de se dire. Ou de s'avouer.