Croyez-vous véritablement appartenir à cette contrée qui vous enferre ? Non pas, Satine, non pas. On appartient toujours à ce destin que l'on trace, et à ces liens que l'on tisse. Et parfois leur morsure est exquise vous savez. Sans doute qu'un jour, vous sentirez le feu de ces liens sur vos très fins poignets. Jusqu'à lors, Satine, soyez tranquille, je ne disputerai jamais votre allégeance... J.

Jusqu'à lors. Il fait nuit, et les échos étranges de la réception se déforment pour venir se réverbérer dans le décor de pierres et de boiseries sculptées. De ce palais il commence à connaître les perspectives des travées, l'absolue fatuité du choeur et l'immensité presque vertigineuse de la nef. Ici, c'est comme un lieu sacré et l'on sait ô combien Jasper méprise ce qui l'est. Le fief des Thoron fut un jour désacralisé justement par les guerres aux tonalités pourpres, et quand bien même il y voyage souvent en tant que représentant de ces états à la fière indépendance, il ne peut que regarder ce territoire comme un futur vestige. Qu'il faudra un jour envahir ou bien écraser.

Il entend son rire avant de trouver son profil très étudié. Depuis quelques années, Satine et lui s'échangent des billets, correspondance dangereuse qu'il continue d'entretenir, persuadé qu'elle n'en a jamais détouré les véritables revers acérés. Elle a la fraîcheur de ceux que l'on pourrait accuser de naïveté, mais en vérité, c'est plutôt leur regard qui demeure loin de toute souillure. L'or y dépose des présents, et leurs lueurs continuent d'enchanter leur vision du monde. Loin des ombres et de leurs affres. Il l'a prévenue jadis. Que ce jour arriverait... Mais Jasper sait qu'elle n'a pas senti la menace comme pouvant venir de sa part. Son masque est trop altier, et son sourire trop raffiné pour qu'une femme comme elle en distingue les crocs. C'est presque une très indigne morsure qu'il s'apprête à déposer ce soir sur sa peau diaphane, mais c'est une morsure nécessaire.

Il s'avance et demeure à la marge, évoque ses derniers voyages avec le conseiller le plus éminent du Galadhorn. Sa vision du monde et ses velléités de paix qu'il se voit quelque peu obligé d'appuyer, est d'un désagrément tel qu'il lui faut boire une très longue gorgée d'un vin très fruité pour ne pas répliquer. Il opine mais continue de la traquer, appréciant les quelques regards qu'elle glisse parfois sans même y songer vers l'objet de ses très effroyables attentions. Voilà des liens dont la morsure serait encore plus brûlante que la sienne, à n'en point douter. Il attendra encore, une heure ou deux, que les danses chatoient dans la grand' salle pour mieux la voler aux festivités, et l'enfermer quelques temps dans les ombres. Auprès de lui.

Il s'est assuré qu'elle trouve, glissé dans l'écrin de la petite pochette qu'elle noue à sa taille l'un de ses billets choisis. Elle pourra y lire ceci : Quand il sera l'heure de l'estampie, retrouvons-nous pour échanger, comme jadis, à l'aube de notre rencontre. J. Juste ces mots pour l'appâter un peu, et faire sonner les alarmes dans son ventre, sous couvert de retrouvailles...

Le rythme change, il a faussé compagnie à ce barbon de conseiller, dansé un peu avec l'une de ces dames qu'il se réjouit sans doute de traquer lorsque les murmures se seront entièrement taris et que le sommeil aura emporté les plus indiscrets des convives. Le balcon où ils se sont rencontrés donne sur la placidité de la mer, et les parfums de ce printemps grimpent le long des remparts dans les entrelacs du chèvrefeuille qui y fleurit. Décor charmant pour rencontre maudite. Il l'entend arriver, reconnaît son pas presque délicat, et le tintement de ses bracelets.

_ Vous souvenez-vous m'avoir remercié ici pour cette maladresse dont je vous avais alors gardée ? Que ce temps me paraît lointain, Satine.

Il porte son regard sombre sur elle, et un très fin sourire, qui décore son visage plutôt pâle. Le soleil ne perce que rarement l'épaisseur des nuages en Gwelnaur. Mais ce sont d'autres contrariétés qui pèsent sur son front.

Et elle est là, la jolie favorite. Et elle est seule, comme il l'a souhaitée. Invoquée pourrait-on dire, dans les secrets de ses pensées. Les mots entre eux tendent leurs subterfuges, atours raffinés pour fragrances empoisonnées. La lame brûle dans les prunelles de Jasper, quand il la regarde : apparition fugace qu'il cherche pourtant à ancrer dans une réalité où, il le sait, il le sent, elle n'a pas véritablement sa place. Piégée au coeur vibrant des jeux de pouvoir, elle est parfaite, car sa douceur de caractère et sa jovialité donne à son supplice des accents de tragédie. C'est toujours l'innocence que l'on mène sur le fil acéré du trépas. Toujours. Et malgré ses calculs, malgré ses considérations obscures sur la primauté des Etats sanglants, il ressent ce pincement dû à ce qu'il s'apprête à faire. C'est comme avoir précipité le parjure et pleurer aussitôt l'indéniable forfaiture à laquelle on s'est plié.

Jasper apparaît appuyé nonchalamment sur le renfort du balcon, deux verres y sont posés, comme une invitation tacite à la confidence. Il répond à sa révérence, incline la tête pour saluer sa grâce et sa beauté, l'importance qu'elle revêt malgré elle, également. Ici l'on s'incline devant la favorite d'un roi que l'on murmure inflexible et dont les envies de conquêtes sont des chants entêtants qui gisent dans sa tête. Il commente, délicatement, comme s'il s'agissait d'une autre leçon :
_ Parce qu'on oublie parfois le point de départ d'une route complexe, qui menace de nous égarer désormais qu'on y court, sans espoir de retraite.

Les mots sont énigmatiques, ils s'apposent sur leurs silhouettes qui semblent frappées d'une solennité qui ne leur est pas coutumière. Un instant, il a une hésitation très fourbe à frapper, comme s'il pouvait remettre à plus tard son travail méticuleux qui n'en est pas moins celui du bourreau. Ce soir, sans doute, Satine perdra une part infime de son innocence, qui se gravera toutefois comme le coup que vous porte toujours l'existence, lorsque vous vous y attendez le moins. Il la considère, et l'on peut lire sur ses traits plus tirés que lorsqu'il apparaît lors de ces réjouissances étrangères, une once de tristesse, qu'il ressent réellement. Et qui ne l'empêchera jamais de procéder, malgré tout. Le ton est plus trouble :
_ En effet, quelle autre raison aurais-je de vous parler, si ce n'est pour la joie de votre compagnie ? Satine, ah Satine, si seulement c'était vrai.

Le drame se joue, avec l'habileté de celui dont le rôle est maîtrisé à la perfection. Il est pris dans ses contradictions éternelles, à vouloir la sauver et la maudire, à souhaiter la garder du mal tout en imaginant l'y abandonner. Parce que la politique ne s'embarrasse jamais de la fragilité des êtres qu'elle broie. Et que, dans ses esprits retors, il espère que Satine aura l'aplomb de ces héroïnes que le destin foudroie, mais qui survivent toujours aux coups du sort. Il lui désigne le verre de vin, dont il pense qu'elle aura fort besoin, avant de lui dire :
_ Je suis venu jusqu'à vous en ami, comme je l'ai toujours fait. Il y a dans votre... Il fait un geste élégant de la main, comme pour se moquer quelque peu de sa jeunesse. ...âme passionnée certains écueils dont j'aimerais vous garder.