@geory le pourfendeur.


Elle rabattit, sur ses épaules, la capuche qui avait protégé son visage depuis sa sortie du château jusqu'à l'arrivée au marché. Escortée par un soldat qu'Amras Gwelnaur avait chargé de sa sécurité, et par une dame qui la chaperonnait où qu'elle soit, Eulalie profitait d'un instant de calme météorologique pour se rendre au marché à tissus. Elle espérait trouver des étoffes qui rendraient sa prochaine robe spectaculaire mais tout ceci n'était qu'un brillant alibi pour sortir des murs du château et respirer un peu. Depuis son accession au statut de favorite, elle était d'autant plus observée par la noblesse de la cour qu'elle ne l'avait jamais été. Les insultes à son encore se faisaient plus discrètes, plus subtiles mais malgré sa basse naissance, Eulalie savait reconnaitre l'hostilité quand elle la voyait. Amras avait accédé à sa demande assez rapidement: il avait des choses plus importantes à faire que de surveiller les allers et venues de la jeune femme et elle ne lui demandait quasiment rien après tout ... Assurant qu'elle ne se rendrait pas dans les rues coupes gorge de Belithrael -elle n'avait aucune envie de risquer de croiser une ancienne connaissance ,ou pire, sa propre famille- elle l'avait éclaté de joie lorsqu'il avait donné son approbation, le remerciant d'abord d'un chaste baiser sur la joue avant d'embrasser ses lèvres d'une manière qui laissait imaginer une tout autre forme de remerciement dont elle le gratifierait le soir même.

C'était étrange, d'être ainsi suivie. Elle avait toujours arpentée les allées des marchés seule et, alors qu'elle zieutait les étales d'un air absent, elle se remémorait sa dernière fois. Elle était bien moins richement vêtue, ses cheveux ne ressemblait en rien à une cascade de soie sombre et parfaitement lisse et brillante, sa peau n'était pas aussi pâle, douce porcelaine, qu'elle ne l'était aujourd'hui. Habillée d'une robe simple légèrement trop petite et trop souvent rapiécée, elle avait eut l'habitude de déambuler dans les allées avec un regard emplis de fausse candeur, d'une flamme ne demandant qu'à être allumé, espérant obtenir l'attention de quelques bourgeois ou notables dont elle éveillerait l'intérêt. Aujourd'hui, c'était dans une robe plus simples que celle qu'elle pouvait porter à la cour, mais brodée de fils d'argent, paré de perles dans les cheveux qu'elle arborait fièrement son statut de favorite royale, sa réussite en quelque sorte. Le commun des mortels ignorait peut être quelle place elle occupait à la cour, mais elle, avait la sensation d'un véritable accomplissement. Elle s'arrêta sur le stand d'un marchant d'étoffe fine et acheta organdi, taffetas et autres mousselines afin de coudre un nouveau jupon ainsi que quelques mouchoirs. Agrémentant de quelques bobines de fils et de nouvelles aiguilles, elle laissa à sa dame le soin de porter la marchandise tandis qu'elle même laissait quelques pièces au marchand qui les remerciait en s'inclinant autant que son dos endolori ne le lui permettait. « Rentre rapporter tout cela dans mes appartements je te prie.  » La demoiselle tenta d'objecter mais le regard sombre d'Eulalie l'en dissuada et elle s'évanouie dans la foule. Son propre garde finit par la perdre lorsque le dédale d'allées encombrées de monde rencontra une chope de bière qu'on lui proposait à moitié prix. Eulalie lui assura de ne pas s'éloigner et l'homme finit par accepter. Ce n'était pas la première fois que la favorite faisait cela et bien qu'il s'en soit méfier au départ, il n'avait jamais été puni de lui laisser quelques mètres de liberté.

Quelques minutes plus tard, Eulalie respirait l'odeur floral de quelques savons, touchait la douceur d'autres étoffe et goutait avec un sourire faussement candide, un morceau de fromage qu'un homme lui offrait. Oui, cette visite était une véritable bouffée d'air frais. Elle sentit toutefois une ombre dans son dos, un regard qu'elle ne parvenait à saisir en se retournant, mais qui ne la lâchait pas. A l'angle d'une allée, elle finit par faire volte face brutalement et rencontra un torse. La surprise manqua de lui arracher un petit cri qu'elle retint pour ne pas attirer l'attention.  

 
@eulalie padma.

Tu déambules dans les rues de Belithrael. Cela fait quelques jours que tu as posé tes valises ici, persuadé sans mot dire que c'est là où tu auras le plus de chance d'apprendre le plus d'indices. L'assassin de ta femme, le criminel de ton amour, celui qui a eu la malchance et le déshonneur d'ôter la vie à ta bien-aimée qui payera longuement, longtemps, terriblement de cet acte odieux. Et la cruauté qui brille dans tes yeux.
Pour torturer, tu sais faire preuve d'une audace religieuse. D'une ingéniosité pernicieuse. Toi que l'on craint, toi que l'on respecte, toi à qui l'on adresse des regards terrifiés. Le pourfendeur. Celui qui fait vibrer Ailassa sur ton passage, sang carmin en ton sillage, à la recherche de l'éternel, de la vengeance magicienne pour reposer tendrement dans les bras de Lucia. Nulle mort pour toi avant l'envoi de l'autre dans les confins de Kendassa.
Tu déambules, et sur tes pas résident une aura ambiante de crainte, d'appeurement. Tu vois les regards, le désespoir. Cela fait bien longtemps que ça ne te touche plus, mieux encore, que tu te drapes dans cette réputation qui te protège de bien des complications. Mais nul indice encore suffisant pour que tu puisses toucher au but. Et tu vois, jour après jour, Lucia s'éteindre dans tes souvenirs, son ombre s'appesantir en ton âme, son doigt pointeur, ravageur, se plaindre de ton incapacité à la venger.
Belithrael offre bien des avantages. Une grande concentration de tarés en ton sillage, de fous furieux susceptibles d'avoir déshonoré ton épouse sans grande rancœur trouver. Le bordel, aussi, l'écrin doré, dans lequel tu as rencontré Neyla, la fantôme ressuscitée de ton épouse désavouée. Et puis le roi, roi tapageur, roi dévastateur, que tu sais avoir plus d'informations qu'il ne le dit, que tu dois faire parler, crier, à qui tu dois délier la langue bien acérée. Bien des perles, en Belithrael.
Et ce royaume Gwelnaur qui te va si bien au teint. Ce respect qui t'auréole, ce respect des fous furieux qui sentent, reniflent en toi l'odeur de fer si caractéristique des victimes que tu délaisses sur ton passage. Il est étonnant d'admirer l'absence de peur en ce royaume, alors même qu'il est omniprésent dans tous les autres. Ici, tu es respecté. Admiré.
Comme une légende désenchantée.
Certains te feraient volontiers payer les années pendant lesquelles tu as œuvré pour le régiment, contre eux, à leur dépend. Mais tu sens, globalement, que nulle animosité t'accueille ici - tu y as ta place, au milieu des timbrés, entre les rues teintées du sang des apeurés.

Tu te rappelles la première fois où tu as débarqué ici, après avoir quitté l'étouffant régiment du lion qui a vu mourir ta tendre et belle Lucia. Seul accompagné d'Ailassa, tu errais - fantôme déshérité - au milieu des allés. Nul lieu où reposer, nul repos à trouver. Seules cette rage inconsciente, cette colère inhérente, cette douleur hurlante.
Les mains encore pleines du sang de Lucia.
Tu te rappelles l'odeur ambrée de celle qui t'a recueilli, comme un vulgaire enfant abandonné. Tu te souviens de sa douceur, sa chaleur. Elle t'a logé, recueilli et une ombre qui passe, là-bas, dans le marché de Belitrael. Cette ombre qui te fait croire que tu deviens fou. Tu frottes tes yeux, dans un geste désespéré, paniqué. C'est elle, la-bas, elle qui s'est sauvée de ton flashback pour t'attendre dans la réalité.
Elle et ses cheveux bruns, ses longs cheveux qu'elle porte sur ses délicates épaules, sa tendresse, le sourire sur son visage, elle qui caresse les étoffes, elle. La folie t'anime, t'envahit, cette gamine !
Tu te mets à la suivre, comme pour donner corps à l'illusion qui - hypnotique - s'est envolée dans la réalité. Est-elle réelle ? Est-ce ton esprit empoisonné qui te fait sentir la mort proche, est-ce la fée qui t'emmènera rejoindre Kendassa et Lucia ? Oui, ce doit être ça. Elle t'a ranimé deux années auparavant, elle vient désormais achever le travail, parachever ton acte théâtral. Les coups de la fin. Et elle déploie ses ailes, l'ange irréel, pour t'entraîner en Enfer.
Pourtant, elle se retourne face à toi, et la surprise se dessine sur son visage. Elle a l'air si vraie... Tu remues la tête, tente de reprendre ton calme. Tu ne sais plus distinguer le vrai du faux, jour après jour, la folie qui s'empare de ton esprit. De plus en plus forte, de plus en plus omniprésente. ▬ Eulalie ? Tu te rappelles le prénom qu'elle avait murmuré à ton oreille alors que tu reposais dans un demi-sommeil, entre vie et mort, entre l'espoir de la venger et le bonheur de la retrouver. Elle est toute aussi irréelle que ce jour-là, fantomatique, fantasmée. Fantastique.
Et ton regard qui se pose sur elle,
Hagard. Irréel.
Un fou privé d'ses ailes.

 
@geory le pourfendeur.


Fantôme d'une vie passée qui s'offrait à sa vue. Le visage familier d'un homme qu'elle avait secouru lorsqu'elle même avait été sauvée et a même de rendre la pareille à un autre. Cet autre qu'elle avait trouvé blessé et qu'elle avait trainé jusqu'à la petite chambre que Jasper lui avait trouvé. Cette auberge n'était pas luxueuse, mais toujours moins miteuse que l'endroit d'où elle venait. Pour que les allers et venues de son bienfaiteurs n'aiguisent pas les regards curieux, c'était aussi une maison connues pour recueillir des femmes vivants de leurs charmes, vendant leurs corps pour quelques pièces. Activité à laquelle Eulalie avait du se résoudre lorsque Jasper tardait trop à revenir la visiter et qu'elle n'avait plus de quoi se nourrir. Aussi, il n'avait étonné personne qu'elle revienne avec un homme, un bras autour de ses épaules, le sien autour de sa taille. Délicate manière de montrer qu'elle était avec un client bien qu'il n'en fut pas un. Il y avait eut quelque chose chez cet homme qui avait aiguisé sa bienveillance, sa charité. C'était sans doute tous les livres que Jasper lui faisait lire qui la troublait ainsi, avait-elle songer en le tirant jusqu'à son lit, jurant contre son poids d'homme et son inertie totale qui rappelait son père lorsqu'il était ivre. Elle avait prit soin de lui comme d'un oisillon blessé, avait silencieusement écouté ses délires dans son sommeil agité, avait caressé son visage marqué par la peine pour calmer ses cris. Elle avait joué de malice auprès du propriétaire de la chambre, arguant que son client était riche et avait payé pour plusieurs jours, redoutant ce que Jasper dirait si l'homme la vendait à son retour, mais elle n'avait pu se résoudre à le laisser. Qu'importe les cicatrices qu'il arborait ou la dureté de ce visage, qu'importe les mots qu'il pouvait dire dans son sommeil ou le propre inconfort dans lequel elle s'était installé pour le laisser se remettre: il était la salvatrice rédemption qu'elle attendait, la nouvelle page qu'elle écrivait dans sa vie.

Et le voilà. Devant elle après tant d'années. Elle ignorait si, à ses yeux, elle avait changé mais aux siens, il était toujours le même. Et face à lui, elle se retrouvait dans cet entre deux qui avait été le sien avant que Jasper ne la fasse entrer à la cour et rencontrer Amras, lorsqu'elle n'était ni noble, ni miséreuse. Une idiote savante, une belle débrouillarde et intelligente avec le parler d'une paysanne. Alors, tout ce que lui avait apprit Jasper, toute la retenue que sa vie à la cour lui avait enseigné disparaissait pour la laisser redevenir Eulalie, la jeune fille des bas-fonds, la petite issues d'une famille nombreuses qui avait du fuir pour s'en sortir. « M'sieur Geory !  » dit-elle en oubliant les jolis mots qu'on attendait désormais d'elle au château. « C'que vous faite là ? Vous d'viez pas partir loin d'Belithrael ?  » Les mots étaient sortis d'eux même, l'usage pauvre de la langue revenant au galop. Elle n'était plus la favorite du Roi, elle était juste une fille du peuple que l'on avait paré de beaux vêtements. Ses joues rosirent, sa main se posa sur ses lèvres alors qu'elle prenait conscience de la manière dont elle venait de s'exprimer. Même si les visiteurs du marché ne la connaissaient pas, il suffirait d'une oreille trainant et d'un oeil aiguisé pour se rendre compte que sa manière de parler n'allait pas du tout avec celle dont elle s'habillait. « Pardon !  » s'exclama-t-elle avant de lancer un regard vers son garde du corps, toujours affairé avec sa chope. Attrapant le bras de son ancienne connaissance, elle le tira dans une allée, à l'abris des regards du soldat. « Cela fait si longtemps !  » dit-elle en détaillant de son regard surpris et heureux, le visage de Geory, tel un vieil ami que l'on retrouve après des années.

 
@eulalie padma.
Elle est bien différente de celle de tes souvenirs, Geory. Ses vêtements, puant le noble, ornés de riches parures, de belles dorures, sa posture, même, qui s'est affinée, son dos plus droit que dans le passé. Oui, elle a bien changé, la belle Eulalie, elle s'est métamorphosée comme le papillon sortant de sa chrysalide. Elle s'est enflammée, sa beauté fendant l'air, troublant l'atmosphère. Tes souvenirs qui vacillent, rappelés par le présent, et ta folie qui fait quelques pas en arrière, maintenant que t'es sûr qu'elle est réalité. Nulle illusion dans ton esprit, juste le doux retour de la belle Eulalie.
Tu te remémores sa pâleur sublimant sa douceur d'autrefois, tu te revois, dans ses bras, les gémissements que tu poussais, alors que t'étais dans ce sale état du deuil et ses étapes incomprises. Oh combien tu as du lui révéler de choses sur toi, dans ton semi-coma. Oh combien elle a du en entendre de belles, la jolie donzelle. Ton temps auprès d'elle demeure un flash-back flou, dont tu ne saurais alourdir les contours. Cette netteté qui te manque, envolée, tant tout est auréolé de cette brume qui alors t'envahissait.
Cela a-t-il changé ? Pas vraiment. Tu ne t'étonnerais pas qu'elle te revoit précisément comme autrefois. Alors que tu voguais, aux limites de l'au-delà.

▬ Oui, quelques années. Je devais m'envoler, en effet, mais mes pas m'ont ramené ici. Allez savoir pourquoi. Ne pas dire la vérité, taire le terrible secret, ton coup monté au château, aux portes de la souveraineté. Elle est dangereuse, cette Eulalie, dangereuse par ce qu'elle sait, par l'accès qu'elle a eu autrefois dans les méandres carmines de tes pensées. Tu ignores ce qu'elle est devenue, la chrysalide, tu ne sais où elle en est, la belle Eulalie. Alors, par mesure de précaution, tu limites tes aveux, tais la vérité de ce qui se cache là, dans le creux de ton cœur rocailleux.
Elle est belle, néanmoins, et ton regard qui se perd dans le sien. Un seul instant avec elle et tous les souvenirs qui resurgissent. Tu l'as abandonné aux premières lueurs d'été, lorsque tu reprenais à peine pied. Sans mot dire, si ce n'est ces quelques lettres que tu as laissé sur la table de son clapier. Merci. Les mots montrent leur véritable défaillance lorsqu'il s'agit de dire l'émotivité, ce que l'on ressent au fond, tout au fond de son cœur animé. Tu n'as jamais su mettre de mot là-dessus, Geory, même au temps de ta belle Lucia. Tu n'as jamais su dire ce qui t'faisait bouillonner, là, en dedans. Peur primaire et machiste de la fragilité ? Non, plutôt une incapacité première à la poésie, à ces belles rimes qui se forment, muettes et secrètes, au fond de ton âme dualité. Et mieux vaut le silence que les mots altérés.
▬ Comme tu as changé ! Le tutoiement qui revient, naturel, comme si toutes ces années avaient coulé entre vous sans rien y changer. Comme si tu ne t'étais pas barré, silencieux, sans jamais la remercier pour tout ce qu'elle t'a donné. Car elle t'a rendu à la vie, Geory, et cela mérite plus d'un mot, plus d'un écu. Elle t'a donné ce qu'elle-même n'avait pas, sacrifiant son propre confort pour te permettre le bonheur des draps. ▬ Tu sembles bien loin de la catin que tu devais être autrefois. Est-ce un beau mariage, qui t'habilles comme cela ? Hypothèse des plus plausibles, après tout, pour toi qui n'erres guère en terre Gwelnaur.

Un regard sur l'homme qu'elle tente de fuir. Un garde. Elle se balade avec un garde privé. Et les questionnements qui vrombissent dans ton esprit, s'entrechoquent, cruellement, t'interrogent. Qui est-elle devenue ?
▬ Tu as un peu de temps à m'offrir ? Allons boire un coup, je meurs de soif. Il va te falloir en savoir plus. Malgré l'émoi de ces retrouvailles inattendues, tu n'oublies pas -jamais, oh grand jamais - le regard noir de Lucia. Et tout ce qui peut te mener sur une piste mérite toute ton attention. Toute la plus cruelle des attentions.