La sauvagerie se dompte avec la douceur ↯ Ombeline
Ouvre la porte.
« Je ne vous parlerai pas de vengeance, de guerre, de lutte et de sang.Je ne vous parlerai pas non plus d'injustice et de droit. Je ne vous parlerai même pas de ces gens qui font rimer ordre et terreur, lois et mensonges, morale et déchéance. Je veux vous parler de cette lumière qui brille en chacun de nous. Cette petite lumière qui fait de chacun de nous un être humain. Parce que cette lumière est en train de s'éteindre. »
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▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
Le menton de Johr se dressa vers le ciel noir comme l’enfer avec défi. Des éclairs bleutés se reflétaient dans ses yeux gris, où brûlait une lueur impétueuse et sauvage. Tout autour de lui la mer orageuse grondait, hurlait de sombres menaces. Des vagues furieuses déformaient sa surface, soufflée par la bouche meurtrière d’un dieu millénaire. La modeste embarcation partie de Tir Garhyt tanguait sur les flots fougueux, montait et descendant les creux de plusieurs mètres telle une coquille de noix. Le rire tonitruant de Johr répondit à l’explosion du tonnerre. Une vague le frappa de travers avec assez de force pour balayer un ours. Le robuste mercenaire accusa le choc et rit de plus belle, comme s’il raillait la mort en personne.
— Déchaîne ta colère, ô Legnar ! Mets ton élu à l’épreuve ! Engloutis-moi dans les profondeurs abyssales de l’océan si tu me juges indigne !
Ses muscles bandés s’agrippaient au bastingage avec une énergie féroce. Une corde de marin, épaisse comme le poignet d’une femme adulte, était enroulée autour de sa taille, liant son destin à celui du navire.
— Mais qu’est-ce qu’il fait ? s’inquiéta le capitaine. Cet homme est fou !
— Y dit qu’les éléments lui font pas peur ! hurla un marin à la barbe ruisselante d’eau salée. Qu’la mort non plus, et qu’un homme doit r’garder son destin en face ! C’rude gaillard attaché là, j’l’ai r’connu, cap’taine. C’est…
Une vague sournoise emporta le malheureux par-dessus bord, comme si vouloir prononcer le nom de Johr Leander conduisait à un sort funeste.
Une violente secousse ébranla alors l’embarcation, dans un fracas terrible qui couvrit les rugissements de la tempête. Johr fut projeté hors du navire… un morceau du bastingage entre ses bras puissants. Son dos massif percuta la surface d’un rocher avec une brutalité inouïe, comme si la main invisible d’un géant l’avait projeté sur l’écueil mortel. Un homme plus fragile eût été brisé en deux. Johr serra les dents, réprimant une intense douleur, puis rebondit sur la surface abrupte qui lui lacéra le flanc gauche. L’écume emporta le corps du naufragé, pendant que la coque du bateau s’éventrait sur une arrête du récif comme un sac de farine sur une lame.
Johr vociféra de sombres jurons, agita les bras et les jambes pour s’éloigner de la masse sombre. La douleur cuisante qui lui martyrisait le dos et le côté agissait sur lui comme un stimulant, amplifiant sa volonté farouche de vivre.
— Aidez-moi ! Aidez-moi ! entendit-il crier derrière lui, avant de sentir une main agripper le bas de son pantalon.
D’un geste instinctif, le mercenaire saisit la dague attachée à sa ceinture et fit volte-face. Les yeux hagards d’un matelot à la barbe hirsute le fixaient. Johr y lut la peur ainsi qu’un profond désespoir. Un poids mort.
— Misérable ! Même les rats ne couinent pas comme des pleutres en quittant le navire. Rejoins ton équipage de chiens galeux et salue-les de ma part !
Johr lui planta sa dague dans l’œil avec un cri de rage, si profondément que ses mains glissantes ne purent retirer la lame avant que la dépouille ne sombre par le fond.
Revigoré par le meurtre, le Gwelnaur se sentait prêt à braver n’importe quel obstacle que les dieux placeraient sur son chemin. Un grand destin l’attendait, fait de massacres et de destructions. Johr Leander ne pouvait pas mourir en mer comme un stupide matelot !
Le rire d’un dieu résonna dans le ciel de fin des temps, et le mât principal du navire tomba à la rencontre du mortel arrogant.
Seuls ses formidables réflexes de combattant permirent à Johr d’éviter le châtiment mortel… mais l’eau le rendait plus lent, et la mer déchaînée manœuvrait son corps tel un pantin. Le pilier de bois heurta l’arrière du crâne avec assez de force pour étourdir un taureau.
La conscience de Johr bascula dans une immensité opaque, déconnectée de son corps tourmenté. Par quelque instinct primaire, ses poumons en feu réclamèrent de l’air avec assez d’insistance pour l’extraire des ténèbres sans fin d’où nul ne revient. Ses mains et ses pieds battirent les masses d’eau impitoyables jusqu’à ce que sa tête émerge enfin à l’air libre.
Johr avait les yeux grands ouverts, mais n’y voyait plus rien.
Un sentiment de panique s’empara de lui, avant qu’une vague d’arrogance ne la consume dans le feu de la colère. Johr avait arpenté les cols embrumés, pataugé dans les marais sinistrés, franchi le désert tigré… il vaincrait pareillement la mer rocheuse par sa seule force ! Il s’orienta dos au vent, de sorte à maximiser ses efforts, puis se mit à nager en aveugle.
Combien de temps avait-il maintenu une allure soutenue ? Quelle distance avait-il parcourue ? Tous les muscles de son corps le brûlaient, comme si de la lave coulait dans ses veines. Sous sa tunique déchirée, le sel rongeait les plaies. Un marteau frappait inlassablement l’arrière de son crâne. Mais il sentait à présent le sable sous ses pieds, mu par une énergie farouche. Johr entendait encore la tempête gronder dans ses oreilles tel l’écho persistant d’une bataille, cependant une légère brise caressait sa peau humide. Il entrevoyait des formes floues, regroupées dans un amas indiscernable de couleurs. Parmi lesquelles une silhouette longiligne qui venait dans sa direction.
La main du mercenaire se porta à sa taille, rencontrant le vide à la place de sa dague.
— N’approche pas, vautour, ou je te brise le cou !
Le naufragé exténué fit quelques pas de plus, puis s’effondra dans un abyme d’inconscience. Son instinct de prédateur lui disait que cette présence n’était pas menaçante.
Après chaque tempête, le rituel d'Ombeline était le même. En premier lieu, s'assurer que le domaine et principalement la ferme et les griffons n'avaient rien. En second lieu, aller sur la plage, et guetter si d'aventure l'océan rocheux renvoyait quelques objets sur la côte. Elle était ce jour-là venue à pied avec un cheval de bât et l'un de ses griffons, un beau mâle d'environ treize ans. Elle l'avait pris avec elle lorsque son père était mort, lui apportant une attention plus soutenue qu'aux autres. Lui, comme les couples reproducteurs, ne serait jamais vendu à quiconque. Le lien existant entre eux était trop fort pour qu'elle l'imagina seulement. Il allait librement dans les cieux, s'éloignant où il le souhaitait avant de revenir près d'Ombeline, comme pour s'assurer qu'elle allait bien, avant de repartir de nouveau. Le cheval la suivait d'un pas tranquille, la longe entre eux pendant car elle ne le forçait pas. Ils avaient le même rythme calme, écoutant et regardant autour d'eux. La tempête était finie depuis si peu de temps qu'un silence étrange mais agréable les entourait, simplement troublé par le ressac.
Arrivés sur le sable, cheval et femme s'arrêtèrent afin qu'Ombeline enlève ses bottes et les pose dans l'un des sacs sur le dos de l'animal. Elle aimait par dessus tout sentir le sable mouillé sous ses pieds nus, et ne s'en privait jamais. Souriant aux embruns, Ombeline se remit à marcher, longeant la côte tout en observant tantôt l'océan tantôt le sable. Elle cherchait notamment du bois, vestiges de navires au pâle destin, mais trouva bien autre chose... Pressant son cheval, elle se mit à courir vers les flots. Un homme ! Voilà qui était rare, et très étonnant. Par réflexe, son regard se tourna vers l'océan, cherchant un navire, mais rien. L’horizon était vide. Ses prunelles se tournèrent alors de nouveau vers l'homme qui sortait des flots. Un frisson la saisit alors qu'elle le devinait mieux. Il était grand. Il était costaud. Ses cheveux étrangement blanc par rapport à son visage encore jeune. Qu'était-ce donc que la tempête leur envoyait ? Quel était cet homme ? Un monstre sorti des flots ?
Troublée, Ombeline avança encore, entraînée par son cheval plus que par sa propre volonté. Son regard ne quittait plus l'être sorti de l'océan. Sa voix qui claqua entre eux la fit s'arrêter et, cette fois, le cheval s'arrêta également. Avait-il senti quelque chose chez l'homme pour ne pas avoir envie de s'approcher plus ? Ombeline pinça des lèvres, n'aimant guère la façon de parler de l'être des flots. Un monstre marin, à tout le moins, pour parler de tuer à peine sorti de l'eau... Sur la longe, les doigts d'Ombeline se crispèrent, et restèrent ainsi de longues secondes après que l'homme se soit écroulé. Elle avait quelques difficultés à respirer, hésitant sur ce qu'elle devait faire. Cela ne dura pas. En quelques battements de paupière, elle récupéra ses esprits et s'approcha, laissant son cheval à quelques pas. Méfiante, elle toucha de la pointe de son pied nu une épaule, mais rien. Elle s’accroupit alors à ses côtés, passant une main légère sur son visage, écartant ses cheveux pour mieux le voir. Ses doigts effleurèrent sa pommette, suivirent le tracé de son sourcil, de son nez, s'assurèrent de son souffle, touchèrent ses lèvres puis le contour de sa mâchoire.
Un monstre marin à l'aspect d'homme, ou un homme sorti vainqueur des flots ? Se mettant finalement à genoux sur le sable mouillé, ses mains partirent à la découverte du corps de l'homme. Elle trouva rapidement, en soulevant sa chemise, de premiers hématomes et blessures qui, étrangement, l'apaisèrent bien plus. Il semblait n'être qu'un homme, finalement. Farfouillant dans sa poche, elle récupéra un appeau dans lequel elle souffla. Il ne fallut pas longtemps au griffon pour venir et se poser à ses côtés, observant de ses yeux jaunes acérés l'étrange homme allongé inconscient sur le sable. La suite fut plus ardue, mais, aidée du griffon, elle réussit à ramener le blessé chez elle. Il ne lui avait adressé qu'une seule phrase, mais une de trop pour qu'elle laisse son frère et sa belle-mère s'approcher de lui plus que nécessaire. Ils l'aidèrent donc simplement à le porter dans sa propre chambre, à l'arrière de la maison. Sa chambre était séparée des autres pièces à vivre par un couloir, de quoi éviter toute rencontre fortuite entre l'homme et son frère. La pièce était simple, rendue lumineuse grâce à la fenêtre. Un lit, une petite table de nuit, un fauteuil et une armoire remplissaient la pièce. Et, sur les murs, deux ou trois dessins représentants des éléphants.
Sans se poser de question, elle déshabilla entièrement l'être des flots, le laissant étendu sur le ventre afin de protéger son dos. Elle envoya sa belle-mère laver ses habits, quant à elle, se serait son corps qu'elle laverait, puis qu'elle soignerait. Elle s'y prit avec lenteur, surveillant son souffle au cas où il se réveillerait. Elle enlevait ainsi toute trace de sel de son corps, observant ce dernier, notant sans pouvoir empêcher ses doigts de passer sur les multiples marques barrant sa peau. Une fois lavé, elle revint avec des onguents qu'elle posa sur sa table de nuit, à côté d'une petite statuette représentant un éléphant. Elle alla ensuite s'asseoir à ses côtés sur le lit afin de le soigner. Ses cheveux cachaient de nouveau son visage, ce qui la mettait étrangement mal à l'aise. Elle se pencha donc vers lui, reproduisant le même geste que sur la plage, écartant de ses doigts légers le rideau blanc pour faire apparaître son visage.
▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
Johr rêva de son enfance. De l’époque heureuse où les lèvres de sa tendre mère se posaient avec amour sur son front, prononçant le nom de Joachim à la manière d’une formule de bénédiction. De ses voyages à travers le continent, assis sur les larges épaules de son père qui lui expliquait les choses du monde avec une patience infinie. Le corps du mercenaire de Gwelnaur fut parcouru de frissons. Des soubresauts l’agitèrent alors que sa conscience replongeait dans les affres de sa longue maladie. Son crâne luisant de sueur oscillait fébrilement de gauche à droite, luttant contre la mort qui rongeait ses organes et décolorait ses cheveux d’ébène.
— Joachim… Joachim…
Mille offrandes à Amedë n’avaient guère amélioré son état. Pas plus que les caresses d’une mère aimante sur le visage décrépit de son unique enfant. Johr avait survécu parce que le feu de la colère avait consumé le mal de l’intérieur. Parce que Legnar lui avait donné la force d’accomplir sa volonté.
— Johr !
Une rage sourde lui fit entrouvrir les yeux. D’agréables senteurs parvenaient à ses narines, lui rappelant l’herboristerie du grand temple de Tir Garhyt. La vision de Johr était encore floue ; il distinguait néanmoins un visage ovale entouré de sublimes fils d’or non loin du sien.
— Hera ? murmura-t-il d’une voix rocailleuse.
Sa gorge était plus sèche que le sable du désert. Son corps une masse inerte de douleur. Il avait l’impression qu’une horde de chevaux sauvages l’avait piétiné, concentrant l’impact de leurs sabots sur le dos. Pourtant la souffrance était comme engourdie, apaisée d’une étrange sensation de bien-être sur l’épiderme.
L’évidence s’imposait : Hera l’avait drogué et empoisonné. Elle avait trouvé meilleur parti que Johr Leander dans sa soif insatiable de pouvoir. À présent une mixture mortelle détruisait ses organes de l’intérieur, et la Grande Prêtresse se délectait des ultimes respirations de l’époux haï. Johr devinait la malveillance de son regard, la ligne cruelle de ses lèvres anormalement sombres.
Vif comme un cobra, le bras du guerrier se détendit et saisit la femme à la gorge.
— Tu es fière de ton œuvre funeste, n’est-ce pas ? Je n’irai pas en Enfer sans t’entraîner avec moi, serpent ! rugit-il entre ses dents.
Johr sentit deux mains lutter contre sa poigne implacable. Les bruits familiers de la suffocation apportèrent un sourire mauvais sur son visage. La haine et la colère avaient chassé la fatigue de ses muscles d’acier, assez puissants pour lui broyer la trachée. Mais Johr ne désirait pas en finir aussi vite : Hera Leander méritait une mort lente et douloureuse. Il releva brusquement le buste, afin de contempler la dernière étincelle de vie quitter le regard venimeux de son épouse. Son corps couturé portait les stigmates de nombreux combats ; le relief de ses muscles saillants contait une longue épopée guerrière. Étourdissement. Le sang coléreux afflua trop vite à l’intérieur de son crâne, embrouillant davantage sa raison troublée. La vipère en profita pour jeter ses crocs dans ses yeux. Johr proféra de sombres menaces, appuyées par sa poigne de fer. Il agita la tête à la manière d’un lion qui s’ébroue, puis rouvrit les yeux.
Sa vue s’était éclaircie, à moins que la Grande Prêtresse usât de sorcellerie : un visage d’ange apparut à l’extrémité de son bras, qui ne ressemblait en rien à Hera à l’exception de sa blonde chevelure. Saisi de stupeur, Johr relâcha sa prise. Se trouvait-il dans un au-delà paradisiaque, soigné par des créatures célestes après une vie tumultueuse ? Non. Les soudards comme lui finissaient dans l’Enfer de Kendassa, si un tel lieu existait. Auquel cas la déesse enverrait ses troupeaux de béliers piétiner ses os pour l’éternité, lui qui avait intégré son culte secret par opportunisme.
Pendant que Cheveux d’or reprenait son souffle, Johr regarda autour de lui. Instinctivement, il repéra les issues – dont une fenêtre sur l’extérieur. Pas d’armes, des représentations d’éléphants. Il souleva légèrement la couverture qui lui recouvrait le bas du corps. Le mercenaire ne gardait aucun souvenir des événements récents. Ses sourcils se froncèrent en vain, incapable de rattraper le fil de sa mémoire. Cependant il n’existait pas mille explications pour expliquer le lit, le mal au crâne semblable à un lendemain d’ivresse, le corps perclus de fatigue après une mission difficile, et la compagnie d’une belle femme qui prenait soin de lui. Ses yeux d’un gris intense toisèrent le visage de l’inconnue.
— Apporte-moi à boire, catin. J’ai soif.
Il n’y avait pas une once de gratitude pour adoucir le son de sa voix.
Alors qu'elle écartait les cheveux du visage du monstre des mers, celui-ci ouvrit les yeux, la faisant se reculer sous la surprise. Diantre ! Endormi, on pouvait ne le penser qu'homme, mais avec de tels yeux, comment y croire ? Par prudence, elle recula sa main. Elle allait pour se lever lorsqu'il l'attrapa avec une vivacité à laquelle elle ne s'était pas attendue. Elle ne comprenait rien à ce qu'il disait. Divaguait-il ? Mais elle n'avait pas le temps de se questionner sur ses mots. Dans un réflexe venu d'elle ne savait où, elle porta en premier lieu ses mains à celle lui entravant douloureusement la gorge. Elle essayait d'attraper les doigts, de les forcer à se détacher, jusqu'à ce que son esprit lui dicte une autre manœuvre qu'elle espérait plus probante. Alors, délaissant cette main trop forte pour qu'elle puisse l'enlever, les siennes se dirigèrent vers le visage du monstre, ses doigts essayant de griffer son visage, de s'enfoncer dans les orbites. Peut-être la douleur causée par ses doigts dans ses yeux le ferait-il lâcher prise ? Elle l'espérait car le souffle commençait à lui manquer, son champs de vision à s'affaisser.
Elle ne sut s'il la lâcha à cause de ce qu'elle venait de faire mais, dès lors que sa main ne tint plus son cou, Ombeline s'affaissa au sol. Dans son dos, la porte s'ouvrit avec fracas, mais elle ne s'en occupa pas. Elle tentait de retrouver son souffle, mais chaque goulée d'air était une épreuve pour sa gorge abîmée par la main du monstre. Un froufroutement de tissus se fit entendre dans son dos, tandis que le monstre s'exprimait de nouveau. Deux bras, avec douceur, vinrent entourer Ombeline, tandis que la voix de sa belle-mère résonnait soudain dans la chambre, claquant entre eux. « Vous n'êtes pas dans un lupanars ! » Sans plus s'occuper du monstre, elle aida Ombeline à se relever et l'entraîna hors de la chambre. Dans le couloir, Ombe sorti le appeau qu'elle avait constamment sur elle et le tendit à son petit frère arrivé en courant. Ce dernier, un instant déconcerté, ouvrir la porte de derrière, et appela le griffon favoris de sa sœur, qui ne mit pas bien longtemps à arriver.
D'un geste, Ombeline lui indiqua sa chambre, dans laquelle il entra à pas lent. Il était majestueux, sa tête d'aigle arrivant à celle de sa maîtresse, qui faisait un peu plus qu'un mètre soixante. Elle le suivit à pas lent, s'appuyant d'une main sur lui une fois qu'il se fut installé dans un coin de la pièce, ses yeux jaunes tournés vers le monstre marin, ne le lâchant pas un seul instant du regard. D'une voix basse, rendue rauque par la main qui l'avait tenu trop longtemps, Ombeline s'exprima. « Il vous protégera, si d'aventure de nouveaux... Vautours... Ou des... Serpents.. Venaient encore à vous menacer, monsieur. »
Puis, sans plus le regarder, elle sortit, refermant la porte derrière elle. Elle savait que son griffon ne quitterait pas l'homme d'une semelle, quitte à le bousculer s'il venait à se lever. Son frère et sa belle-mère étaient encore dans le couloir, tous deux semblaient apeurés, plus encore lorsqu'ils baissaient le regard vers la gorge de la jeune femme. Comme toujours, ce fut elle qui prit les choses en main, demandant à son frère de préparer un plateau avec de quoi boire et de quoi manger pour le monstre marin, et à sa belle-mère quelque chose pour apaiser sa gorge. Elle ne pouvait pas se laisser aller, ils seraient alors tous perdus si elle ne prenait pas ainsi les choses en main, dictant à chacun ce qu'il devait faire. Elle avait imposé cette dynamique, et devait s'y tenir. Plus encore avec cet être qu'elle avait ramené ici... Elle ne prit donc que quelques minutes avant de retourner dans sa chambre, plateau dans les mains. Un regard suffit à faire comprendre à son frère qu'il devait rester dehors et refermer la porte derrière elle.
Une fois dans la pièce, elle déposa le plateau sur sa table de nuit, à côté des onguents qu'elle n'avait pas encore eu le temps de poser sur le monstre des mers. Elle récupéra la petite statuette de l'éléphant et se recula de quelques pas, posant un regard dans lequel l'autre ne pourrait rien lire, ni méfiance ni ressentiments. Elle le regardait avec calme, caressant sans y penser l'éléphant entre ses doigts. La présence de son griffon l'apaisait. L'autre pourrait peut-être l'attaquer de nouveau, mais Vent-Debout l'aurait déchiqueté avant qu'il ne lui ai fait trop de mal. Elle n'avait donc aucune raison d'avoir peur. « Je ne suis pas votre ennemie, mais je peux l'être, monstre des mers. Si vous voulez retourner rapidement dans votre royaume marin, je peux vous y aider, en vous aidant à boire, en soignant votre dos et votre hanche blessée. Ou je peux faire en sorte que vous retourniez dans les flots tel que vous êtes à présent. » Et elle ne rigolait pas le moins du monde. Elle n'aurait aucun scrupule à l'assommer et à le reposer sur la plage s'il le fallait.
▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
Une vieille femme, sans doute une catin usée par deux décennies de labeur, pénétra dans la pièce pour le servir… non ! Avec une célérité et une attention surprenantes, elle fonça secourir sa cadette d’infortune, que le bras impitoyable de Johr avait malmenée sans obéir à des pensées conscientes. La confusion monta d’un cran dans l’esprit tourmenté du mercenaire. Un flot de réminiscences se mélangeaient pêle-mêle… Hera, l’horripilante sensation de faiblesse, la colère, l’instinct de survie… rien qui lui permette de retracer le fil des événements récents.
Malgré son trouble, le mercenaire savait reconnaître la sincérité dans une protestation spontanée aussi clairement que l’œuvre d’une dague aiguisée sur une gorge tranchée. Il tint pour vérité la négation de la vieille carne : cette chambre ne faisait pas partie d’un bordel. Le fin odorat de Johr confirmait ces propos : l’odeur de stupre était absente. Tout comme la puanteur de transpiration âcre et des immondices des clients de passage. L’endroit était propre, accueillant… empli d’une sérénité que seul Johr mettait en défaut. Le Gwelnaur accompagna la sortie des deux femmes avec force jurons et imprécations. Sa nature guerrière ne l’inclinait pas au silence ou à la politesse, toutefois ses grognements ne recélaient plus aucune animosité. Son instinct prenait le relais de ses sens, l’immergeant dans une atmosphère de bien-être qu’il avait rarement connue durant sa vie d’aventures et de massacres. La vision de l’Ange blond restait imprimée sur ses rétines, associée à une impression étrange. Ses traits délicats exprimaient une bonté singulière, dépourvue de malice.
Par Legnar ! Si seulement il pouvait accéder aux souvenirs de la veille.
Le son d’un instrument ressemblant au cri d’un oiseau raviva son attention. Johr avait côtoyé maints éleveurs de rapaces au cours de ses périples, et savait différencier un cri authentique de son imitation créée par l’homme. Cependant le timbre ne lui était guère familier – ni totalement étranger. Il ne s’agissait pas d’un faucon de Gwelnaur, ou même d’un aigle d’Heledir. Le son était nettement plus puissant, évoquant les rares griffons qui sillonnaient les hauteurs des citadelles royales. Johr s’esclaffa, puis chassa cette idée stupide de sa tête qui avait certainement encaissé le choc d’une masse d’arme.
Il s’abandonna à la fatigue et ferma les yeux, gardant ses autres sens en alerte.
Son esprit puisa dans sa mémoire vacillante les images que les bruits extérieurs lui inspiraient. Les scènes d’une enfance paisible et heureuse, de banquets précédés de meurtres… d’une porte qui s’ouvre face à son ennemi désigné. Johr se redressa sur son lit, cherchant une arme du regard. Ses yeux gris rencontrèrent la créature. Il se frotta les paupières, croyant rêver à nouveau. Johr n’avait jamais vu un griffon d’aussi prêt. Ces bêtes sauvages lui inspiraient la méfiance, et ses mains désiraient tenir la hampe d’une lance à la longue pointe acérée. Plus incroyable encore, le griffon paraissait suivre docilement l’Ange blond. Johr éclata de rire. Un rire puissant et provocateur qui réveilla une douleur brûlante dans ses côtes. Son regard étincelait d’une violence prête à s’embraser.
— C’est ainsi que tu comptes me tuer ? Avec cet emplumé haut comme une femme ? J’ai brisé le cou à plus de créatures qu’il y a de nuages dans le ciel, et ton griffon n’est pas à son avantage dans un endroit clos.
Johr ignorait la souplesse et la mobilité de cette créature volante. Toutefois, la taille de son bec dur et acéré ne laissait aucun doute sur sa dangerosité. Chaque patte se terminait par une série de serres mortelles, capables de l’éviscérer d’un geste. Dans son état actuel, sans aucune arme pour équilibrer leurs atouts, le mercenaire ne se faisait guère d’illusion sur ses chances de victoire. Mais Johr Leander refusait de mourir en lâche, ou même dans un lit d’impotent. Il puisa dans ses formidables réserves pour bander ses muscles fourbus. Vociféra entre ses dents. La partie inférieure gauche de son corps ne réagissait pas, comme si la jambe engourdie était emprisonnée dans un cercueil de glace jusqu’à la hanche.
Les mots de l’Ange blond l’étonnèrent plus encore que la présence insolite d’un griffon dans cette chambre joliment décorée.
— Me… protéger ? Par tous les dieux, pourquoi ferais-tu une chose pareille alors que tu portes encore la marque de ma main sur ton cou ?!
Sa question resta sans réponse. La femme avait disparu, le laissant seul avec son protecteur animal. Le mercenaire toisa l’œil jaune de celui-ci, comme pour cerner ses intentions. Les bêtes étaient plus sincères que les hommes. Johr discerna une lueur de férocité chez son gardien, mais une férocité maîtrisée.
— J’ignore sous quel envoûtement te tient l’Ange blond, l’ami, mais je te laisse la vie sauve si tu en fais autant !
Bercé par un sentiment inhabituel de sécurité, il cessa de repousser les vagues de douleur qui montaient le long de son corps et se laissa choir sur le confortable oreiller. Dieux ! Il abhorrait cet état de faiblesse plus que la mort.
L’Angle blond revint avec un plateau chargé de victuailles, qui réveilla l’insatiable estomac du combattant solidement charpenté. Il la fixa sans un mot, comme pour s’assurer de son existence réelle. Ou lire le récit de jours passés sur ses traits trop avenants appartenir à une catin – ou une sorcière. Les mots sortaient de sa bouche comme les notes d’une musique céleste. Elle conservait une mine sobre, mais la générosité de ses actes trahissait la bienveillance de ses intentions… ou une fourberie très élaborée.
Johr désigna le petit éléphant du doigt pendant que sa main libre s’emparait du plateau.
— Il m’est arrivé de monter ces animaux majestueux, bien que mes fesses sont plus à l’aise sur le dos d’un cheval. Vous êtes une amie des bêtes, ou juste celle des griffons ?
Ombeline n'avait jamais rencontré un homme aussi vulgaire, ni aussi innovant en matière de juron. Elle n'était même pas sûre de connaître tout ceux qu'il avait utilisé... Et n'avait jamais utilisé les trois quart de ceux qu'elle avait déjà entendu. Qu'il était bruyant ! Qu'il récupérait vite, semblait-il ! Quelle magie était-ce là ? Et voilà qu'il s’esclaffait, et ce son avait de quoi faire frissonner Ombeline. Voilà bien longtemps qu'aucun homme ne s'était esclaffé ainsi dans cette maison. Elle n'avait cependant réagit d'aucune manière, se contentant de sortir de la pièce en l'ignorant. C'était souvent la méthode la plus probante, que d'ignorer quelqu'un, mais peut-être devrait-elle faire attention... S'il sortait réellement des flots, il pourrait prendre ombrage de cela. Comment savoir quels pouvoirs avait ce monstre, en plus de cette force incroyable qui avait failli la tuer... Il n'avait pas eu l'air de comprendre l'ironie contenue dans les propos d'Ombeline. Évidemment que Vent-Debout n'allait pas le protéger lui. Il n'y avait nul vautour, nul serpent ici contre lesquels le monstre marin aurait dû se battre. Elle avait seulement voulu lui rappeler qu'il l'avait appelé ainsi, et lui montrer l'ineptie de tels propos. Mais il n'avait vu l'ironie, lui rappelant seulement sa gorge douloureuse. Elle n'avait eu aucune envie de le contredire, ni de lui expliquer ce dont elle avait fait preuve.
Elle sentait encore sa main sur elle... Avait-elle déjà la trace de ses doigts sur sa peau ? Alors qu'elle se tenait de nouveau face à lui, un instinct contre lequel elle lutta lui intima de lever la main sur son cou, d'effleurer la peau douloureuse. Comme si elle avait besoin du contact physique de ses propres doigts sur sa peau pour... Comprendre. Réaliser, peut-être. Mais à quoi cela lui aurait-il servi pour le moment ? Elle préféra donc remiser loin dans son esprit cela, malgré la douleur qui pulsait, même lorsqu'elle ne parlait pas. Elle faisant montre de la même fermeté qu'elle utilisait avec ses griffons ou avec de potentiels acheteurs qui la pensaient faible car femme. Ses menaces, ses insultes, même son rire ne lui faisait pas suffisamment peur pour qu'elle courbe l'échine devant lui. Il devait être perturbé, peut-être même apeuré, de se retrouver ainsi dans une maison inconnue, loin de la mer. Son geste, ses paroles, étaient donc d'une certaine manière excusables. D'autant plus que son attitude, depuis qu'elle était revenue dans la chambre, avait changé, semblait-il. Il avait cessé de hurler, de jurer. Il lui parlait de manière soudain courtoise.
Et puis, il parlait des éléphants. Comment lui en vouloir alors ? Elle décida de mettre sur le compte de ses blessures et de son évanouissement toutes ses actions précédentes. Après tout, comment aurait-elle réagit en se réveillant chez un inconnu ? Certes, elle n'aurait pas essayé de le tuer, mais, malgré tout, elle comprenait son attitude. Sans l'approuver pour autant. Elle ne put alors s'empêcher de sourire, un sourire doux, tandis qu'elle levait légèrement les mains pour observer l'éléphant qui s'y trouvait. « J'aimerais tant en voir un de nouveau... Quant à être l'amie des bêtes, je ne sais pas. J'élève des griffons, en tout cas. » Elle s'approcha alors de lui, ne se trouvant plus qu'à un pas du lit. « Comment faites-vous pour montrer sur eux ? Je me souviens qu'ils sont si... Hauts ! » Elle avait l'air plus ouverte, ses yeux brillaient d'une joie enfantines, comme s'il avait trouvé les mots magiques pour la détendre et la faire s'ouvrir.
Elle reposa alors le petit éléphant sur la table de nuit avant de saisir le verre qu'elle avait rempli d'un vin des îles. « Laissez moi vous aider. » Elle se stoppa et lui adressa un regard qu'elle voulu dur. « Et sans essayer de me faire du mal cette fois. » Son attitude se radoucit tout aussi rapidement qu'elle c'était durcie. « J'allais vous soigner, lorsque vous vous êtes réveillés. Vos blessures ne sont pas belles à voir, entre votre hanche et votre dos, cela ne doit pas être facile de trouver une position confortable pour manger. » Elle hésita, pinçant des lèvres en le regardant droit dans les yeux. Elle n'avait encore jamais vu quiconque avec une telle couleur, ajouté à la blancheur de ses cheveux malgré un visage jeune. C'était... Étrange. Pas désagréable pour autant. Juste... Inhabituel. Elle ne savait pas comment lui parler. Lorsqu'ils étaient blessés, les griffons se montraient plus enclins à la violence. Ils n'aimaient pas paraître faibles, car ils risquaient alors de passer du statue de proie à celui de prédateur. Et son instinct criait à Ombeline qu'il en était de même pour cet homme, ce monstre marin qui se trouvait dans son lit. Elle décida de ne pas en dire plus. Il était calme depuis trop peu de temps pour risquer de l'énerver de nouveau. Mieux valait le distraire. Et puis, ses bras fonctionnaient toujours, elle en avait eu la preuve. Un peu d'humour peut-être... Elle lui adressa alors un sourire taquin. « D'ailleurs, c'est pour cela que vous êtes nu. Non pas car je suis une catin, mais parce que vos habits me gênaient pour voir où vous étiez blessé et pouvoir vous soigner ensuite. »
▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
La boussole interne de Johr commençait à retrouver la direction du nord. Sa mémoire des événements passait du néant obscur au miroitement fantomatique des étoiles sur une mer brumeuse. L’Ange blond l’avait qualifié de monstre marin rejeté par les flots, ce qui lui évoquait des souvenirs encore indistincts de lutte assourdissante contre la fureur des éléments. La femme au doux visage semblait dorénavant plus humaine. Elle portait cependant une forme de lumière très inhabituelle à Gwelnaur. La douceur et la générosité n’avaient pas leur place dans le sinistre royaume. Les innocents se faisaient vite dévorer par des bêtes au visage humain. Souiller et pervertir jusqu’à l’extinction totale de leur fragile lumière. Pourtant, cette femme dégageait une autorité tranquille et elle élevait de féroces griffons… cette singularité attisait la curiosité de Johr.
— C’est un métier rare. On n’élève pas des griffons comme on élève des pigeons voyageurs.
Pour Johr, ces créatures étaient avant tout des armes de guerre. À présent que son esprit s’éclaircissait, il flairait l’atout militaire dans le vaste conflit à venir. Il choisit de remettre ses questions à plus tard, et mieux cerner son hôtesse avant d’aborder ce point. Par chance, ils avaient vite trouvé un objet commun de sympathie. L’intérêt de cette femme pour les éléphants semblait dépasser celui du mercenaire pour les terribles créatures volantes.
— Les couards et les impotents grimpent d’une position surélevée, ou avec l’aide d’un dresseur. Les imbéciles s’y prennent de diverses manières. (Johr gloussa en se remémorant son initiation avec les pachydermes.) Figurez-vous que la première fois, j’étais venu avec une corde sur l’épaule pour escalader l’animal comme une falaise. Il faisait plus de deux fois ma taille, je n’étais pas encore un homme à l’époque.
Son mentor l’avait accablé de coups de bâton pour sa bêtise. Un châtiment que l’apprenti mercenaire avait mérité et accepté.
— La vraie façon nécessite de la souplesse dans les membres, ainsi qu’un esprit serein. Il ne faut pas se fier à leur taille colossale et leur charge féroce : les éléphants sont des créatures qui paniquent facilement et exigent du doigté. Lorsqu’on les approche par le côté, le visage en face de l’œil, et qu’on tape la partie supérieure de leur patte avant, l’éléphant la plie s’il se sent en confiance. Alors il nous suffit de grimper sur le pied et d’escalader à la manière d’une échelle biscornue. Lorsque l’éléphant nous fait cet honneur, on éprouve un grand sentiment de puissance à dominer la terre ferme sur son dos. Il n’en reste pas moins inconfortable.
Johr toussa. La sécheresse de sa gorge éraillait sa voix. Prévenante, l’Ange blond lui présenta un verre dont le mercenaire flairait avec envie les flagrances fruitées. Du vin comme Johr les aimait ! Il se serait contenté de pisse d’âne pour étancher sa soif, mais cette magicienne devait lire dans son esprit et anticiper ses besoins. Le sourire vint naturellement aux lèvres du Gwelnaur.
— Une femme qui me sert du vin n’aura jamais à craindre mes gestes.
Il s’empara du verre, mais sa main robuste recouvrait les doigts graciles de la femme. Leurs regards s’ancrèrent silencieusement l’un à l’autre. L’espace d’un instant, une flamme guerrière embrasa les yeux gris du mercenaire et l’expression de son visage se durcit.
— À moins qu’il soit empoisonné. Mais vous n’avez pas l’air d’appartenir à cette race perfide de serpent.
Elle comprendrait ainsi que l’incident, la méprise qui aurait pu lui être fatale, appartenait au passé. Il relâcha la pression et afficha une mine plus détendue. Ce qui, chez Johr, équivalait à l’expression patibulaire d’un garde à son poste. Le contenu du verre fut vidé en trois lampées. Son corps lui criait de s’hydrater et reprendre des forces. Johr avait à peine senti le goût du breuvage dans sa gorge rocailleuse, mais une vitalité puissante commençait déjà à abreuver ses muscles puissants. Sa voix retrouva un timbre plus organique.
— Rassurez-vous, je récupère vite. Un arbre qui survit au feu et à la tempête devient plus résilient. Son tronc s’épaissit. Ses branches s’alourdissent. Son feuillage se renouvelle plus vite. J’accepte la douleur comme une bénédiction et une alliée fidèle, car elle me signale que je suis encore en vie et m’empêche de céder à l’apathie.
À 38 ans, Johr restait une force de la nature et sa volonté farouche de vivre – de vaincre – restait intacte. Au premier signe de faiblesse, un mercenaire plus doué prendrait sa place auprès du roi Amras. Ou il mourrait.
L’Ange blond le dévisageait d’un air étrange. « Leander le miraculé » suscitait pareille curiosité depuis la rémission de sa mystérieuse maladie. Son crâne robuste portait les cheveux d’un vieillard, ses iris de teinte comparable inquiétaient. Johr avait écrasé quantité de nez pour cause de regards insistants. En revanche, les yeux doux de l’Ange blond lui procuraient une sensation agréable. Le son de sa voix également, qui le ramenait à une période où la barbarie ne coulait pas dans ses veines. Et pour couronner le tout, l’humour faisait partie de son répertoire… Johr s’esclaffa bruyamment, puis toussa à nouveau. Son dos lui faisait subir un supplice.
— Je connais beaucoup d’hommes qui paieraient cher pour se retrouver nu en votre charmante compagnie. Mais je suis certain que les griffons sont de bien meilleure compagnie que ces engeances des bas-fonds.
Et pourtant, Johr vivait avec eux – les Corbeaux – et d’une certaine manière, les aimait comme des frères et sœurs. Le front du Gwelnaur se plissa dans une expression sérieuse.
— Vous avez du cran. Pas comme ces femelles pudibondes de Galadhorn qui s’évanouiraient à la vue d’un « monstre marin » couvert de cicatrices. Et vous avez agi comme peu en ce monde agiraient.
Il toucha son corps meurtri, désigna les onguents et le repas. Puis se racla la gorge. Non parce qu’il avait avalé de travers, mais parce qu’il coûtait beaucoup à sa fierté d’avouer sa gratitude.
— Je ne meurs pas facilement, mais ma situation serait bien plus critique sans vos soins et votre générosité. Les remerciements sont des mots sans valeur, des balivernes qu’un souffle de vent emporte dans l’oubli. Ne comptez pas non plus sur moi pour vous lécher les bottes. En revanche, j’ai une dette envers vous. Une dette qui m’engage et dont je m’acquitterai, je vous en fais le serment.
D’un geste désinvolte qui contrastait avec la solennité de ses propos, Johr commença à piocher la nourriture de son plateau tout en essayant de trouver une position confortable.
— Le vin était sûrement très bon, mais je serai plus en état de l’apprécier dans quelques jours. J’ai une faim d’éléphant ! Voilà qui devrait rassurer la guérisseuse qui vit en vous.
Il commença à engloutir la nourriture avec un minimum de mastication, puis leva un doigt. Après avoir dégluti d’un geste brusque de la tête, il fixa à nouveau le visage de sa sauveuse.
— Je m’appelle Joachim. Et puisque vous m’avez vu dans le même accoutrement que ma mère au jour de ma naissance, je crois que nous pouvons nous tutoyer.
Malgré la dureté de ses paroles, Ombeline était captivée par ses dires. Elle s'intéressait plus à comment monter sur un éléphant qu'aux remarques désobligeantes de son vis-à-vis, même si la récurrence de ces dernières risquait tôt ou tard de la faire tiquer. Mais qu'aurait-elle pu répliquer ? Il ne semblait pas homme à se faire sermonner comme un enfant sur son langage châtié. Sa gorge douloureuse était un rappel constant, certes, mais tout chez cet homme montrait qu'il ne s'en laisserait pas compter, et qu'il parlerait ainsi qu'il parlait, quoi qu'elle en dise. Au moins était-elle sûre de la contrée d'origine du monstre marin. Rares étaient ceux qui étaient montés sur des éléphants sans être Gwelnaurs. Et rares étaient ceux qui parlaient avec une telle morgue des plus faibles qu'eux. A cette pensée, elle ne put empêcher un sourire amusé de monter à ses lèvres. S'il savait où il avait atterri...
Elle ne put retenir son rire, lorsqu'il s'évoqua plus jeune, imaginant aisément un jeune garçon cherchant à grimper sur un éléphant telle une falaise. L'image lui venait aisément, tout comme celle du pachyderme se baissant lentement pour permettre à quiconque de monter sur son dos. Elle regardait l'homme dans son lit, mais elle ne le voyait pas vraiment, toute tournée vers ce qu'il lui disait, s'imaginant elle-même essayant de monter de la sorte sur l'animal. Elle en eut un long frisson d'excitation. Elle revint à lui lorsqu'il parla de sentiment de dominer le monde... Ah... Oui, il suffisait qu'il parle pour que l'on devine d'où il pouvait venir. Elle se contenta de lui sourire, guère encline à parlementer sur une telle chose. Ils ne tomberaient jamais d'accord, alors quel intérêt de perdre du temps là-dessus ? Il était plus intéressant de s'imaginer observer les animaux que de vouloir monter sur leur dos. Pourtant... Pourtant... Elle ne put s'empêcher de chercher à le taquiner, sans bien savoir pourquoi cette envie lui venait. « Oh... Est-ce à dire que dominer le monde n'a rien de confortable ? A moins d'avoir un bon coussin, alors. » Elle eut un rire tout en lui tendant à boire, avant de retrouver un peu de sérieux.
Un léger sourire restait cependant sur ses lèvres, malgré les propos de l'homme. Il était trop tard pour dire qu'elle n'avait rien à craindre de lui, mais ne comptait pas relever toutes ses remarques. Mieux valait qu'il soit détendu, le braquer n'aurait rien de bon. Elle avait affaire à un mâle vigoureux, comme elle en avait souvent dans son élevage. Qu'il sache parler était un avantage, comparé à ses griffons. Mais le comprendrait-elle mieux pour autant ? Rien n'était moins sûr. Il passait du calme à la tempête en un instant, ses prunelles brûlantes tour à tour de quelque chose d'attirant et de dérangeants. Jamais elle n'avait croisé quelqu'un d'aussi suspicieux. Elle ne put se retenir de lever les yeux au ciel, ne faisant pas un geste pour dégager ses doigts. Elle ne comprenait pas quel besoin il avait de montrer constamment qu'il pouvait être plus fort qu'elle. D'autant plus que, si elle avait dû le tuer, cela aurait déjà été fait, mais enfin... Et pas avec du poison. Elle n'était peut-être qu'une femme, mais elle était du genre à y aller frontalement, ce qu'il ne pouvait pas savoir, mais qu'il découvrirait s'il cherchait à lui faire mal de nouveau. Elle avait beau être chez elle, elle avait toujours un poignard sur elle.
Elle ne dit pas un mot, le regardant sans sourire parler de lui-même, de douleur, de résilience. Cela lui parlait, peut-être un peu trop. Les préjugés envers les autres royaumes étaient parfois trop fort en elle, et constater des similarités lui rappelait, comme une gifle, qu'elle n'avait pas à penser ainsi. Pas à mettre toutes les personnes d'un même royaume dans un même moule. Ils étaient des êtres humains, et il était bon qu'elle s'en rappelle parfois. Ironique que cela vienne d'un monstre marin, qui perdait d'ailleurs petit à petit de son statut de monstre pour devenir un homme. Le resservant, elle inspira profondément. « Je comprends... J'ai moi-même appris à m'endurcir, pour survivre. » Ce n'était peut-être pas fait de manière aussi violente que pour lui, mais les faits étaient là. Elle avait survécu à de nombreuses tempêtes, elle aussi.
L'entendre rire fut cette fois-ci surprenant. Bien différent des autres rires dont il avait gratifié la chambre. Plus agréable, en fait, puisqu'il riait avec elle et non pas contre elle. Elle se mit à rire à son tour, après avoir essayé en vain de résister à la tentation. Une main sur son ventre, l'autre sur sa bouche, elle riait, d'un rire peu bruyant contrairement au sien, passant plutôt par le corps que par la voix. Ses épaules tressautaient en rythme, ses yeux même ne tardèrent pas à se gorger de larme. Ces femelles pudibondes... Lorsqu'elle réussit à se calmer, elle essuya ses yeux au bord desquels perlaient quelques larmes de joie. « Oh... Je vous prie de m'excuser, je ne riais pas de vous, je vous l'assure.. » Elle le regarda manger avec entrain, un sourire amusé toujours aux lèvres, car elle ne cessait de penser à ses mots. « Je n'oublierai pas tes paroles, Joachim. » Non, elle n'oublierait pas qu'il estimait avoir une dette envers elle. Restait à voir s'il tiendrait sa parole en découvrant qu'elle était une de ces femelles pudibondes de Galadhorn.
« Je m'appelle Ombeline. » Elle s'approcha alors plus près de lui, leva lentement une main vers son visage, le laissant appréhender son geste. Elle agissait ainsi qu'elle le faisait avec les griffons, sans jamais oublier leur nature sauvage. Sa main s'approcha de sa joue, écarta les cheveux blancs. Son pouce caressa sa tempe tandis qu'elle lui adressait un doux sourire. « J'ai mes propres préjugés envers ton peuple, mais tu as les tiens envers le mien, monstre marin... » Elle utilisa ce qui semblait devenir un surnom, avec une pointe de taquinerie dans la voix, tandis qu'elle écartait sa main. « Nous sommes donc à égalité. Allez ! Je vais essayer de ne pas être aussi pudibonde que mes compatriotes, il est temps de te soigner. » Et toujours sur ses lèvres, dans ses yeux, la trace de l'amusement qui la tenait.
▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
De toute évidence, personne dans cette maisonnée ne connaissait l’apparence atypique du mercenaire royal de Gwelnaur. Johr nourrissait quelques soupçons, au début, car on n’agissait pas à son égard à la manière d’un simple voyageur. Or, ni les paroles ni les gestes de cette femme ne trahissaient l’horreur ou le respect que son nom inspirait. Elle l’observait plutôt comme un animal étrange – le monstre marin qui sonnait avec espièglerie dans sa voix mélodieuse. La méfiance de Johr s’amenuisait à mesure que grandissait la curiosité, et même de l’intérêt pour sa bienfaitrice aux cheveux d’or.
Car il se trouvait en présence d’une personne des plus insolites. Déconcertante pour un natif de Gwelnaur, qui avait pourtant ôté maintes vies à travers les collines, forêts et cités d’Elenath. La gentillesse et la courtoisie dont elle faisait preuve, dépouillée des mièvreries de palais, n’avaient aucun sens dans la bouche d’une jeune femme détentrice d’armes de guerre ailées. Son rire ressemblait à celui d’une enfant joyeuse, et des larmes authentiques perlaient à l’extrémité de ses beaux yeux. Diantre, Johr sentait lui-même sa poitrine se soulever afin d’éclater de rire – la douleur autour de ses côtes l’en retint.
— Abandonnons les excuses… à ce jeu-là, je suis nettement perdant. Et je supporte plus difficilement la défaite que les morsures de loup.
Johr eut un sourire franc. L’humour d’autrui pouvait déclencher chez lui des réactions virulentes lorsqu’un brin de moquerie s’y mêlait. Mais le braiser de la rage s’était éteint. Tari par cette femme mystérieuse. Et il ne s’agissait pas seulement du griffon qui les observait de son œil jaune, bien que Johr avait conscience que le rapace géant le taillerait en pièces, s’il montrait une violence excessive envers son affaiteuse.
Malgré la détente qui s’installait dans leur relation, Johr jugea plus prudent de ne pas dévoiler sa véritable identité. Une femme au bon cœur aurait toutes les raisons de changer d’avis, préférant jeter un sombre assassin en pâture aux griffons que soigner ses blessures. Ou peut-être que pour une fois, cette femme au visage d’ange lui donnait envie d’être un autre. Le Joachim d’autrefois, mort au cours d’une longue maladie. L’adulte paisible qu’il aurait pu devenir…
— Ombeline est un joli prénom.
Le regard intense de Johr scruta les formes et le visage de la femme avec assez d’insistance pour montrer ce qu’il trouvait réellement joli. Pourtant, Ombeline n’affichait pas la beauté farouche – souvent ingrate – des guerrières qui enflammait le sang du mercenaire. Pas même les traits diaboliquement gracieux d’Hera, qui telle une succube de l’enfer l’avait subjugué vingt ans plus tôt. Ombeline affichait plutôt une beauté naturelle, simple et authentique. Un caractère solide et bienveillant. Johr se demanda pourquoi une femme aussi attirante semblait vivre sans homme. Un mari parti au loin ? Frappé d’un sort funeste dans la force de l’âge ? Le rescapé se laissa toucher le visage. Sans geste d’évitement ou de recul, semblable à un animal blessé qui accordait enfin sa confiance à la main qui le soignait.
Pourtant, Ombeline venait de révéler sa nature d’ennemie.
« Ton peuple », avait-elle dit. Autrement dit, elle n’était pas gwelnaur. Pire : ils se trouvaient à Galadhorn, le plus lamentable royaume d’Elenath ! De nouvelles bribes de souvenirs émergèrent des souvenirs du mercenaire : une mission chez ces maudits pacifistes, le bateau pris dans la tourmente d’une violente tempête à l’approche de l’île principale. Seule une femme de ce pays de lâches pouvait témoigner pareille douceur envers un étranger !
— Diantre, je n’aurais jamais cru que tu appartenais à ce peuple faible et timoré. (Il la fixa de son regard flamboyant.) Je suis habituellement bon juge des âmes humaines, et il y a de l’audace en toi. Une force de caractère qui t’élève au-dessus des femmes du commun et même de beaucoup d’hommes. (Il sourit, avec l’air de celui qui retournait un argument en sa faveur.) Mes préjugés sont néanmoins fondés, affaiteuse. Mais chaque peuple comporte des exceptions. (La mine de Johr se durcit subitement.) Tu évoquais des épreuves : elles t’ont forgée comme le marteau du forgeron donne sa beauté dangereuse à une épée. On n’exerce pas ton métier sans un parcours de vie hors du commun.
Le mercenaire regarda autour de lui et éclata de rire, serrant ensuite les dents pour contenir la douleur tiraillant son torse épais.
— Les dieux doivent m’apprécier pour m’avoir mené à ton lit ! Ou alors c’est toi qu’ils apprécient, pour qu’un homme digne de ce nom se retrouve à ta merci sur cette île de moutons.
Johr plissa les yeux avec un mélange de défi et d’amusement. Il n’était pas homme à se dévaloriser. Des centaines de cadavres déchiquetés, crânes fendus et os fracassés témoignaient de sa supériorité physique sur les hommes et la plupart des bêtes.
Il vida rapidement le contenu d’un bol, s’essuya la bouche, puis reposa le plateau sur la petite table attenante. La chaleur du repas commençait déjà à alimenter sa force vitale, à revigorer ses muscles infatigables. Johr ne comptait pas faire attendre Ombeline plus que nécessaire : le plaisir de sentir les mains douces d’une femme sur son corps compensait de loin les souffrances familières des blessures. Mains en appui sur le lit, buste fièrement dressé à la verticale, il se tourna face à la guérisseuse avec défi.
— Je te mets en garde, maîtresse des griffons. En plus de ma dette envers toi, je commence à t’apprécier. Et comme tous les hommes, j’ai d’autres appétits que celui du ventre. Mais puisque tu n’es pas aussi pudibonde que tes compatriotes, cela ne devrait pas t’effrayer.
Le mercenaire prenait toujours un grand plaisir à provoquer les autres. À éprouver leurs limites. Certes, il était nu et Ombeline avait la beauté captivante de l’aurore. Toutefois, ses pulsions charnelles ne le changeaient jamais en monstre qu’il devenait sur un champ de bataille.
— Dis-moi ce que je dois faire pour te faciliter la tâche. Et profite bien de ta chance ! Il y a peu d’hommes et de femmes à qui j’accepte de tourner le dos. Encore moins obtiennent le privilège de me donner des ordres.
Faible et timoré... Ombeline avait l'habitude d'entendre ce genre de propos concernant les siens. Là n'était pas son avis, bien évidemment, mais venant d'un homme qui n'était pas des leur, cela ne l'étonnait pas vraiment. Surtout un homme qui se montrait aussi dur, tant dans ses mots que dans son comportement. Ils ne cherchaient pas à se battre, aussi passaient-ils pour faible... Mais ne pas chercher la guerre ne voulait pas dire qu'ils ne savaient pas lever les armes. Qu'ils se laissaient faire sans rien dire. Elle se tut cependant, trouvant inutile, une nouvelle fois, d'aller au contact, quoi qu'il soit verbal et donc potentiellement plus simple et, surtout, moins douloureux. Peut-être était-ce une preuve qu'elle, en tant que Galadhornienne, était faible ? Ne pas chercher non plus à répondre à de telles critiques... Peut-être. Peut-être pas. Elle savait peut-être simplement choisir ses batailles, comprenant lorsqu'il était inutile de se fatiguer en tout sens.
Elle se contenta donc de lui sourire, caressant encore son visage avant de retirer sa main. Sans doute ne comprenait-il pas non plus sa façon d'agir ? Mais elle ne comprenait pas nécessairement la sienne non plus. Mais qu'importait ? Si elle ne comprenait pas une chose, elle faisait en sorte que cela change, à moins de n'en avoir pas besoin pour vivre. Il y avait bien plus important que de tout comprendre, et d'avoir un avis sur tout. Et puis, après tout, il pensait bien ce qu'il voulait et, peut-être, son séjour ici permettrait-il de changer quelque peu sa vision de son peuple à elle. Déjà, elle semblait lui accorder quelque crédit. Parfois, les mots n'avaient nulle valeur, comparés aux actes. Elle le laisserait donc se faire son avis, même si elle doutait qu'il change de beaucoup.
« Les épreuves que j'ai eu à traversé m'ont forgé, effectivement, pour une part. Je me suis forgée par moi-même pour le reste, forçant ma nature pour être telle que je suis à présent. » Elle ne voulait pas que l'on réduise ses efforts à des conséquences extérieures. Elle était pour une grande partie responsable de ce qu'elle était à présent. C'était son caractère, qui avait fait qu'elle avait su réagir ainsi face aux intempéries. D'autres auraient pu affronter les même choses, et simplement baisser les bras ou s'en remettre à un époux. Jamais elle ne s'y était résolue. Elle était peut-être trop fière à ce niveau-là, mais qu'importait ? Elle appréciait la femme qu'elle était. Et c'était à elle, et à elle seule qu'elle le devait.
Elle ne put retenir un nouveau rire en l'entendant, levant les yeux au ciel. « Nombreux sont les hommes qui ont cherché à être à ta place, Joachim. Alors, oui, en quelque sorte, les Dieux doivent t'apprécier, pour que tu aies réussi si simplement. » Car les hommes qui avaient réussi à venir dans sa couche étaient rares. Tous éphémères, et choisi pour cela. Elle n'en dit pas plus, l'observant finir son repas. Malgré la posture qu'il venait de prendre, ses yeux à elle ne quittait pas les siens. Elle n'arrivait pas à s'habituer à leur couleur, mais cela n'était pas vraiment un problème. Elle l'affronta donc du regard, sans sourire sur ses lèvres. Elle avait, encore et toujours, cette impression de se retrouver face à un griffon mâle, qui cherchait à définir quelle serait sa place et celle d'Ombeline. Comme avec ses animaux, elle ne comptait pas s'effacer. Elle n'irait certes pas à la bataille, ne chercherait pas à le soumettre lui, mais elle ne se soumettrait pas pour autant non plus. L’exercice était ardu, mais elle avait une estime d'elle-même suffisamment haute pour ne pas se laisser marcher dessus sans rien dire ou faire. Elle se l'était jurée après sa première vente à Gwelnaur et, depuis qu'elle avait choisi ce cap, n'en avait jamais dévié. Cela n'arriverait pas avec lui. Ni avec quiconque. Sa fierté l'en empêchait.
Elle le lui répondit pas immédiatement. Après avoir observé son regard, elle baissa le sien, non pas pudeur ou soumission, mais pour le laisser parcourir ce corps qu'elle avait déjà observé en le déshabillant plus tôt. Elle ne posait cependant plus le même regard sur lui. Si, jusqu'alors, elle l'avait regardé comme on regarde un corps que l'on va soigner, elle l'observait à présent comme on regarde un corps potentiellement attirant. Et, attirant, il l'était. Les cicatrices qui marquaient son corps ne la gênaient pas, bien au contraire. Quelle surprise cela serait pour lui si, d'aventures, il devait apercevoir celles qui marquaient le dos d'Ombeline ! Était-il homme à respecter ses marques ou à en être dégoûté sur un corps féminin ? Elle ne voulait cependant pas aller trop loin, et lui laisser penser par son regard qu'il s'agissait d'une invite de sa part, aussi n'attarda-t-elle pas plus son regard sur son corps. « Certains appétits se comblent plus rapidement que d'autres. »
Cela ne voulait rien dire, au fond. Sous-entendait-elle qu'il n'aurait que le ventre de rassasié ? Qu'il devrait attendre d'aller mieux, ou d'être de retour dans son pays ? Qu'elle espérait qu'il ne faisait pas l'amour aussi vite qu'il mangeait ? Rien sur son visage ne permettait de le savoir, et elle ne prononça aucune autre parole pour l'aiguiller. Elle retrouva ensuite le sourire, un doux, qu'elle espérait apaisant. « Alors mets toi sur le ventre s'il te plaît, que je m'occupe en premier de ton dos. J'en profiterai pour n'en pas perdre une miette, puisqu'il est si rare. » Puisqu'il réagissait bien à la taquinerie, elle ne comptait pas s'en priver. Attendant qu'il se mette ainsi qu'elle l'avait demandé, elle récupéra l'onguent qu'elle avait apporté. Il lui faudrait en mettre également sur sa hanche, et l'entourer de bandage pour essayer, autant que possible, de maintenir cela en place. Avec un tel gaillard, qui bougeait tant et plus, cela ne serait pas du luxe...
▬ LA PROPHETIE : ▬ LES PARCHEMINS : 398 ▬ L'AME : Alex. ▬ LE REGARD : Henry Cavill. ▬ LE TEMPS : 38 ans. ▬ L'ETOILE : Massacrante. ▬ LE SANG : Gwelnaur. ▬ LE FEU : Marié à Héra. ▬ LE DESTIN : Mercenaire & conseiller du roi Amras ↯ Capitaine des Corbeaux. ▬ LE PACTE : Culte du bélier. ▬ LES ROSES : 4657
Plus il apprenait de sa bienfaitrice, plus Johr leur découvrait des points communs. Un sombre abyme les séparait, au fond duquel coulait une rivière de sang. Ombeline n’avait pas souillé son âme de meurtres innombrables ; cette réalité crevait les yeux. Pourtant, il avait le sentiment que chacun avançait à l’intérieur d’un espace nébuleux où leurs mondes distinctifs se mêlaient en une forme d’entente. Ainsi, le mercenaire acquiesça avec un respect non feint les paroles d’Ombeline sur la force de caractère qui l’avait forgée, plus encore que les épreuves de la vie.
— Ce sont les faibles et les lâches qui s’empêtrent dans la fange sous le poids des vicissitudes de la vie. Les forts dressent fièrement la tête et continuent d’avancer, gagnant en robustesse à chaque pas.
Lui-même était destiné à la prêtrise jusqu’à l’âge de dix ans, avant de tomber gravement malade et suivre un chemin parsemé de cadavres. Une volonté de granit avait permis à Joachim Leander le fils de marchands de devenir le redoutable mercenaire du roi Gwelnaur. Il n’aurait pas conservé ce titre convoité et périlleux sans une ténacité à faire trembler les montagnes immortelles.
La pugnace Ombeline, quant à elle, livrait ses propres combats sur des terrains moins fréquentés – moins sanglants – que les champs de bataille.
— Je n’en doute pas ! enchérit-il lorsque l’affaiteuse évoqua ses nombreux prétendants. Ainsi les légendes disent vrai : il y a des hommes sur cette île…
Moqueur, Johr suspectait néanmoins que les mauviettes de Galadhorn ne s’intéressaient pas à Ombeline pour les mêmes raisons que lui. Et son expérience des femmes offrait une interprétation inattendue des regards insistants qu’elle lui adressait. Il lui plaisait, de même que Johr ressentait un début d’attirance pour cette personnalité peu commune sise dans un physique attrayant. Comment était-ce possible ? La charité excessive de son peuple expliquait la sollicitude, mais pas l’étrange familiarité qui se tissait rapidement entre eux. Le Gwelnaur plissa les yeux, cherchant une réponse à ce mystère dans les prunelles de sa bienfaitrice. Un mouvement de leur gardien à plumes généra une hypothèse dans l’esprit de Johr : il fallait apprécier les bêtes sauvages pour vivre au milieu d’elles, gagner leur respect et leur confiance. Elle exerçait son métier par passion, comme le prouvait son vif intérêt pour les derniers éléphants de Gwelnaur. Or, Johr était ce qui ressemblait le plus à un grand fauve parmi les hommes. Un physique imposant, des muscles souples et puissants, une voix grave qui portait à deux jets de pierre. Son regard farouche impressionnait la plupart de ses semblables et terrorisait les plus faibles. Ombeline, elle, ne cillait pas. Pas plus qu’elle ne grimaçait face aux nombreux stigmates balafrant sa peu épaisse. Au contraire, son regard suivait avec intérêt les cicatrices gravées sur son corps robuste, baratté par d’âpres combats.
Elle déjoua habilement sa provocation, sans reculade ni invite. Johr sourit de façon moins équivoque : il appréciait l’intelligence chez une femme, qu’elle fût alliée ou hostile. Et plus encore les boutades lancées sous forme de pics.
— Tu manies les mots comme un escrimeur manie l’épée, affaiteuse. Avec un savant mélange de tact et de fermeté. Si tu parles de cette manière à tes griffons, je comprends pourquoi ces volatiles t’obéissent au doigt et à l’œil !
Il rompit le contact de leurs prunelles, et se résigna à se coucher sur le ventre comme la guérisseuse l’avait demandé. Malgré le confort dont il bénéficiait et la présence agréable d’Ombeline, son rejet de la faiblesse l’indisposait plus encore que de sa condition physique dégradée. Johr détestait se sentir diminué ! Pour un mercenaire de son statut, l’infirmité menait directement à la mort. Seule une foi inébranlable en ses capacités de rémission totale l’empêchait de basculer dans une effrayante folie autodestructrice.
Il colla une joue sur l’oreiller, visage tourné vers Ombeline qui préparait un onguent.
— Inutile de prendre des précautions avec moi. Chaque cicatrice que tu vois est un cadeau que mes ennemis m’ont offert. Oublie donc tes coutumes de bonne samaritaine, et ne me questionne jamais sur la douleur que je suis susceptible d’éprouver. (Il gloussa.) Interroge-toi plutôt que les sensations agréables que tes mains douces m’apporteront.
Une vive douleur lui fit serrer les dents quand les mains d’Ombeline touchèrent les zones meurtries de son dos. Il s’en accommoda rapidement. Quelques années plus tôt, Johr était tombé entre les mains expertes d’un tortionnaire qui avait longuement harassé ses nerfs. En comparaison, les soins précautionneux d’Ombeline ressemblaient à un massage.
— C’est en soignant tes griffons que tu as appris à traiter les blessures ? Ou c’est la vieille femme de tout à l’heure qui t’a enseigné la médecine ?
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La sauvagerie se dompte avec la douceur ↯ Ombeline