Irèn est assise devant sa causeuse. Elle reste plongée dans ses pensées. Sa chevelure est dénouée puis commence à être coiffée par ses servantes. Le peigne d’ivoire se mêle à ses cheveux, retirant les nœuds et harmonisant sa coiffure. La journée est d’importance. Le soir même, un bal était organisé pour annoncer la grande nouvelle des fiançailles du prince Lowell avec Julianna. Naturellement, Irèn avait l’intention de se rapprocher de sa bru afin de mieux la contrôler. Non pas que conserver la couronne éternellement l’intéressait, non. Seulement le temps de mener à bien sa vengeance. Elle était une femme meurtrie depuis l’assassinat de son époux. Elle contemplait son visage dans le miroir, tentant de chercher des réponses dans son regard clair. Y parviendrait-elle seulement ? Son regard se superposa un bref instant avec celui de Geory. La même folie, le même désespoir s’y lisait parfois. Elle était désespérée, oui. Une femme blessée, encore amoureuse d’un corps déjà froid depuis longtemps qui s’apprêtait à attirer le monde dans sa folie vengeresse.

Sa dame de compagnie toujours à ses côtés, elle ne l’entend presque pas. Plongée dans ses pensées, elle réfléchit à la stratégie à adopter. Les Thorons ont toujours eu soif de pouvoir, de domination. Elle n’aurait jamais pensé qu’ils iraient jusqu’à assassiner son époux bien sûr. Et à présent, elle avait besoin d’alliés. Elle ne pouvait faire cette guerre seule. Amras était un allié de circonstances et elle comptait bien renforcer cette union de papier. Mais au-delà de lui, elle aurait besoin d’autres alliés. Les Galadhorn pouvaient-ils le devenir ? Ils avaient la guerre en horreur. Mais elle savait comment les manipuler. Comment leur faire entendre raison et les convaincre de se joindre à elle. Elle avait un plan. Et la présence de la Reine dans son château, venue pour le bal et l’annonce des fiançailles, tombait bien à propos. Justement, elle avait une entrevue avec elle et espérait que ce serait fructueux.

Elle avait revêtu une robe magnifique, pourpre et ivoire avec des arabesques florales qui mettaient son teint de lait en valeur. Elle congédia ses servantes, restant seule un instant avec sa dame de compagnie. La Reine ne tarderait pas. Il fallait qu’elle la convainque. Elle n’avait absolument rien contre Emma Galadhorn. Absolument rien. Au contraire, elle pouvait être une alliée. Et une alliée puissante, sans nul doute. Son royal époux ne s’était pas déplacé mais elle comptait lui aussi l’amener dans son sillage. On frappa soudainement à sa porte et les gardes annoncèrent la Reine. Irèn regarda sa dame de compagnie qui ouvrit la porte, salua d’une révérence et quitta les lieux. Irèn se leva et adressa un signe de tête à la souveraine.

Je vous salue, Votre Majesté. Merci à vous d’avoir fait ce voyage. J’espère qu’il n’a pas été trop inconfortable et que vous êtes bien installée. Faites-moi savoir s’il vous manque quoi que ce soit et je veillerai à ce que le nécessaire soit fait.

Elle se rapprocha doucement, un sourire amical aux lèvres. Emma était une femme radieuse et belle. Irèn rompit le silence.

Majesté, je me doute que votre présence ici ne concerne pas uniquement les festivités auxquelles nous allons assister ce soir.

Un préambule à ce qu’elle comptait lui annoncer.

Vous qui avez un époux que vous aimez sûrement plus que vous-même, j’imagine que vous pouvez comprendre l’immense peine qui est la mienne. Mon cœur saigne de chaque souvenir qui me revient. Et pourtant, je la musèle. Mais je réclame justice. Justice pour mon époux assassiné. Certes, j’en conviens, cela plongerait les Royaumes dans une guerre meurtrière. Je sais que vous, Galadhorns, êtes des fervents partisans de la paix. Mais la paix régnera-t-elle avec toutes les animosités accumulées ? Heledir a une alliance avec les Gwelnaurs. Le moyen le plus rapide de parvenir à la paix serait de finir cette guerre au plus vite. Et avec vous à nos côtés, nul doute que cette guerre et ces horreurs seront vite derrière nous. Croyez-moi, je ne suis pas une Reine avide de conquête ou de boucheries. Je veux juste la justice. Les Thorons ont assassinés mon époux innocent.

Poèmes terribles au sommet, illusion de grandeur.

Depuis vingt ans de règne, Leann avait appris que déplacer les montagnes était un désir profondément masculin, compris que renverser le monde une affaire quotidienne d'hommes. Toute reine était-elle, la Blanche ne redistribuerait jamais les cartes de géographie d'un simple coup d'estoc. Son rôle à elle était patience, résignation à l'ignorance. Pareille à ces espèces minuscules tenant debout des écosystèmes entiers, Madame composait ses pas de fourmis entre les pieds des géants, le destin lié à la course des saisons. Aussi accueillait-elle cette rencontre avec une tendre prudence.
Comme depuis toujours, Amras avait déjà pris sa décision. Comme depuis toujours, elle ne faisait que préparer son chemin, déplacer des cailloux le long de sa route. Et comme depuis toujours, elle n'apprendrait jamais si ce caillou-là allait changer le monde. Le bras armé sait qu'il va tuer sa victime, ; l'organisme poursuit son chemin en ignorant son oeuvre, dans l'harmonie du monde.

Reçues avec toute l'amabilité dont pouvait les gracier leur hôte, Leann Gwelnaur accompagnait Emma Galadhorn dans l'antichambre de tout un Royaume. Figures incontestées de leur monde et tragédies de le regarder changer dans un devoir de patience.
« Altesses. »
Se fendit la dame avec humilité. Le temps d'entendre se délier les langues, porte-parole prudent de décisions jouées ailleurs. Heledir ne perdit pas de temps, une franchise à laquelle Leann ne pouvait être que sensible. Plus réservée, Galadhorn exposait ses craintes sur la pointe des pieds. En retrait de l'échange dont elle n'était qu'un garant, Gwelnaur observait. Les jeux de pouvoir installés, les dominations infimes, les réticences évoquées. Elle déliait l'état d'esprit de l'une et de l'autre dans une droiture impassible. Car douce, la Reine était pourtant bien loin d'être naïve. La camaraderie instaurée dans l'antichambre était une esquisse à peine dessinée qui pouvait toute aussi promptement se voir déchirées. Les alliés d'aujourd'hui pouvaient devenir les adversaires de demain. Leann glanait des cartes sur sa route de fourmis, n'en devait les bénéfices qu'à son Royaume, en tout premier son propre mari.

Comme elles toutes, du reste.
Aucune parole échangée ici n'aurait assez de poids pour bouleverser leurs véritables désirs.

« Je pense qu'il est dangereux de confondre paix et tranquillité. » intervint enfin Leann quand il lui sembla temps, sans s'en excuser. Animée d'humilité sincère pour la puissance de son hôte, la dame ne faisait pas figure de dominée quand elle représentait son fier Royaume. Nuque droite, stature élevée, elle demeurait à sa place mais la solidifiait.
« Quelle garantie de paix peut-il bien y avoir, dans un monde où les souverains assassinent d'autres puissants au sein de la protection sacrée de leur demeure ? L'outrage aurait pu frapper votre mari, Majesté. Le mien tout autant. »
Admit Leann dans une franchise désolée. Elle se réjouissait que la tragédie ne fusse pas sienne, obligée pourtant d'en conclure qu'elle pouvait donc frapper. Et ne pouvait, dans quelque projection hypothétique, que rejoindre les ires embrasées du Royaume Heledir : le monde aurait été déjà à feux et à sang si Amras avait subi le même sort.
« Mon mari est prompt à la guerre, bavard avec les armes et le vôtre, un pacifiste aguerri que rien ne démentira. Tout ça ne changera pas. » se fendit-elle avec réalisme, réponse voilée à des questions qui l'étaient tout autant. Leann ignorait tout des ressources de la guerre, faisait une absolue confiance à son mari pour connaitre les siennes. Elle doutait de les voir sortir une table pour compter leurs armées. Son rôle, aujourd'hui, celui qu'Irèn attendait sans doute d'elle : rien de plus qu'apaiser les craintes en renforçant des évidences. « Mais il ne s'agit plus des philosophies de chacun, il s'agit des principes qui font tourner le monde. Le monde que nous allons laisser à nos enfants, nous le souhaitons tous, en sécurité. Cette sécurité a déjà bel et bien été rompue. » affirma la Reine sans une once de réserve - fendue d'un silence, même, pour faire entendre ses mots. Irèn Heledir partirait en guerre, seule sur un cheval si elle le devait. Les Thorons répliqueraient. Et quel que fût le vainqueur, il réserverait le sort que bon lui semblerait aux couards restés dans leurs demeures. Tôt ou tard, quelqu'un abattrait son épée sur la nuque de qui n'était pas son allié.
« Je ne discute pas la guerre, ne sais que ce qui me concerne. Que je serais maudite, si je ne compatissais pas au sort d'une femme au mari lâchement assassiné. Que réclamer des morts pour cette raison-là c'est au moins ouvrir la voie à des principes qui me sont chers.
Mais surtout, que nous n'entretenons déjà plus de paix, seulement de la tranquillité : l'illusion que tout va bien nous sert à mieux dormir. Les Gwelnaur ne mourront pas les yeux fermés. »
Amras irait en guerre.
Peu lui importait finalement les couleurs de ses alliés et celles des morts sous son épée, Amras irait en guerre. Un ennemi de plus était un rire supplémentaire pour les Gwelnaur, Amras irait en guerre.
Et Leann, irrémédiablement, s'appliquait à lui ouvrir la voie.
« Alors. La question n'est plus de se demander si la Guerre doit arriver, mais comment nous souhaitons qu'elle nous frappe. »

Les trois Reines présentes dans la pièce étaient puissantes, toutes à leur manière. Mais Irèn était la seule à ne plus avoir de Roi. Elle décidait seule de ses alliances. Ce n’était pas le cas de ses homologues. Elles ne pouvaient prendre des décisions par elle-mêmes. Mais Irèn estimait ses consoeurs. Elles avaient clairement un rôle à jouer. Irèn put constater qu’évoquer le meurtre de son époux avait remué la Reine Galadhorn. Evidemment. Elles ne pouvaient que se comprendre. Elles étaient femmes, reines et épouses. Naturellement qu’Emma Galadhorn pouvait deviner le chagrin qui l’habitait. Irèn ne tentait pas de convaincre la Reine Leann. Elle n’en avait nul besoin, son époux ayant déjà ratifié leur alliance. Mais sa présence pouvait être un atout non négligeable pour elle.

Emma Galadhorn lui répond et Irèn l’écoute sans mot dire. Elle évoque sa compassion, elle comprend bien sûr la peine qui est la sienne. Cependant, elle émet des réserves. Les Galadhorn sont pacifistes, Irèn le sait bien. Elle demande si les fils doivent payer pour le pêché du père. Argument qu’Irèn s’attendait à se voir opposé. Le fait de mettre autour d’une table les souverains des trois royaumes n’était pas une mauvaise idée en soi, cela prendrait cependant encore du temps. Elle sentit que la Reine Emma n’était pas fermée à l’idée de s’allier. En témoignait ses paroles concernant les garanties pour son royaume et le fait qu’elle souhaitait qu’il n’y ait pas de viol et de pillages lors de la guerre à venir. Irèn pensait clairement qu’elle était bien naïve de penser qu’une guerre pourrait avoir lieu sans ravage. Non pas qu’elle en appelle de ses vœux, bien sûr que non. Mais elle connaissait la férocité des hommes et notamment des soldats. Des hommes échauffés par le sang ne considère les femmes que comme des trophées à prendre à loisir.

Leann intervint ensuite, exposant ses pensées, ou plus exactement celles de son époux. Irèn resta attentive. Elle admirait cette femme, tout en elle était mesure, raffinement et finesse. Elle se contenta de hocher la tête lorsque cette dernière évoqua la différence entre paix et tranquillité. Et lorsqu’elle parla de la sécurité évanouie du monde qu’ils laisseraient à leurs enfants, Irèn savait qu’elle faisait mouche. Personne n’aurait pu rester insensible à son discours empreint de raisons, de cohérence, de logique. Le discours fut suivi d’un long silence. Silence qu’Irèn rompit.

Merci, mes Dames. Merci pour vos paroles sincères et pleines de bons sens, l’une comme l’autre. Majesté Gwelnaur, vos mots sont plus habiles que n’importe quel discours que je pourrais tenir. Dame Galadhorn, je ne réclame des morts pas par envie de boucherie. Ce serait laissé notre monde bien malheureux que de considérer que la dynastie Thoron n’a pas à répondre de l’acte de son ainé. Vous dites vrai, je vais proposer une rencontre entre vos époux et nous-mêmes afin de convenir des modalités d’accord de l’alliance. Concernant vos demandes, je garantirai que mes soldats ne toucheront ni aux femmes ni aux enfants. Quant au Roi Thoron, je désire effectivement le déposer. Le prochain souverain devra cependant, selon moi, être choisi parmi les nobles de Thoron. Autrement, ce nouveau Roi serait illégitime auprès de son propre peuple. Je ne souhaite nullement la domination ou l’asservissement d’un autre Royaume, soyez-en assuré. Heledir a toujours aidé ses semblables, étant connu pour avoir le cœur sur la main. Serons-nous récompensés de notre affabilité de ces dernières décennies ? Quant aux questions martiales que vous évoquez, j’en ai pleinement conscience. Lever une armée est déjà en cours dans mon propre royaume. Pour la flotte, les Iles Galadhorn pourraient sûrement être précieuses sur ce sujet. Enfin, j’ai déjà pensé au siège des villes. Mon fils sera uni à une famille extrêmement riche d’Heledir, ce qui nous assurera une manne financière importante. L’alliance entre nos trois royaumes permettraient également d’assiéger les villes avec une force beaucoup plus importante.

Elle fit une pause avant de sourire.

Mais je manque à mes devoirs d’hôtesse, asseyez-vous. Souhaitez-vous que je fasse apporter des rafraichissements ?