C'était une belle matinée qui touchait bientôt à sa fin. L'heure du midi approchait peu à peu. On le savait grâce à l'astre solaire se dressant haut dans le ciel. Mais le temps, lui aussi, paraissait se gâter. A l'Est, des nuages sombres et menaçants risquaient de couvrir le soleil d'ici peu. Le printemps était encore à son apogée, les giboulées étaient nombreuses, le temps incertain. L'Empire était dans la période où toutes les saisons pouvaient se dérouler en une seule journée, en passant du soleil au vent, de la pluie à la neige. D'ailleurs, une brise s'était levée. Un souffle septentrional qui rappelait que la belle saison n'était pas encore arrivée. Le froid soudain força le prince à poser une peau de bête sur ses épaules, mais Leandry ne voulait pas louper une miette du spectacle.
Accoudé au balcon de l'un des petits salons du palais de Calendyr, son regard de glace se perdait dans le firmament, observant les courbes des nuages qui se métamorphosaient chaque seconde sous les caresses des courants d'altitude. Parfois, il y imaginait des animaux, parfois des hommes, des femmes et des enfants. Parfois, des scènes entières se déroulaient sous ses yeux alors qu'à d'autres instants, il n'y avait que le néant. Après la guerre, la désolation.

Leandry s'était prêté malgré lui à ce jeu enfantin. Sa première envie n'avait été que de profiter du soleil quelques minutes, avant de retourner à ses tâches. Puis finalement, il avait su trouver une carafe d'un bon millésime et quelques verres qu'il avait ramené sur le balcon. Il ne fallait rien de plus au prince qui aimait tout autant les fioritures de la cour que les petits bonheurs simples de la vie comme celui-ci. Regarder les nuages avait quelque chose d'envoûtant. Ca le ramenait à une époque désormais révolue où il n'avait pas toutes ces années derrière lui, et tant de devoirs à assumer. Ca le ramenait à cette époque facile, où il vivait son enfance aux côtés de son frère... Frère avec qui il ne s'entendait, au final, pas mieux que par le passé. Même si, avec la maturité, il avait appris ce qu'était la famille. Et c'était sans doute là, sa valeur la plus importante. Son frère était son frère pour la vie. Ensemble, ils étaient Thoron. Ensemble, ils vaincraient tout ce qui se dresserait sur leur passage.

Si d'extérieur le temps semblait changeant, Römhen se moquait d'user ses vêtements de sortie par une bruine qui tombait des nuages. Il était solaire, en cette journée. De bonne humeur et le sourire aux lèvres, il avait même pu retrouver un semblant de relation avec Satine après le dispute d'il y a quelques jours. Il était en train de courir, contournant les jardins en offrant à son coeur le bénéfice d'une course épuisante et revigorante. Il saluait les nobles, sujets et domestiques qui traînaient dans les environs, ne se souciant pas d'écraser certaines plantes que les jardiniers royaux avaient planté. Römhen n'avait que faire de ce genre de fiorirtures et se moquait davantage de ce qu'on pouvait en faire. C'était leur boulot, de replanter non ?

Römhen prenait le temps d'évaluer les possibilités de sa journée. Il n'avait aucune envie de s'occuper de paperasses ou d'ordonner ses esprits à traiter de sujets tous plus barbants les uns que les autres et en relevant la tête vers le ciel qui s'assombrissait, il repéra un faciès similaire au sien en tout point, à quelques ridules près. Son grand frère avait des pensées mélancoliques et son regard se portait sur ce qui aurait du lui appartenir. Römhen soupirait légèrement et... décidait de monter dans les tours du palais de Calendyr pour l'y rejoindre. Il récupérait une serviette en tissu pour sécher sa transpiration et poussait les portes de la chambre de Leandry pour l'y rejoindre. C'était rare, ces moments-là où le roi décidait de prendre des nouvelles de son frère et d'accompagner ses pensées pour un peu de mélancolie d'antan. Il venait même à taper dans son dos en guise de signe d'affection. Un peu abrupt mais ils n'avaient su se conjuguer pour créer une proximité entre les deux. Römhen s'appuyait sur le balcon en reprenant son souffle, haletant suite à sa course sportive dans les jardins. Le monde soufflait dans les yeux du souverain une toute autre beauté quand il l'observait de ce perchoir. Il comprenait presque les désirs de Leandry de se retrouver solitaire. Perdu dans tes pensées mon frère ? Il se tournait très légèrement pour lui faire face et qu'ils puissent engager une conversation sereine. Le temps est joueur, ce matin je profitais des rayons du soleil et là, je viens de me prendre une giclée d'eau dans la tête. Un sourire apparut sur ses lèvres, imperceptible, léger, juste assez pour que Leandry le remarque.

Leandry sirotait le vin dans sa coupe en se perdant dans ses pensées. Le regard levé vers le firmament aux formes mouvantes, il n'avait même pas entendu qu'on avait fait irruption dans sa chambre. Il ne s'était rendu compte de la présence d'autrui qu'au moment où se dernier s'était accoudé lui aussi à la rambarde du balcon, ce qui lui valut un léger sursaut incontrôlé lorsqu'il lui tapa amicalement l'épaule. Salutation un peu abrupte qui ne dérangea pas Leandry pour autant, habitué à ce fossé qui les séparait.
-Bonjour mon frère, je ne t'ai pas entendu arriver.
Leandry l'observa quelques instants, en silence. Römhen avait le souffle court, les perles de sueur maculaient son front. Ce dernier devait avoir fait son sport matinal. Il était vrai qu'il appréciait particulièrement ce petit rituel, tout autant que son aîné aimait boire de bons vins.
Römhen demanda si Leandry était perdu dans ses pensées. En effet, il ne pouvait pas le nier. Le roi tenta même une approche amusante, ponctuée par un sourire tout juste perceptible que le prince pouvait repérer entre mille.
-En effet. Mes pensées vagabondaient ailleurs.
Puis, esquissant à son tour un léger sourire, une mimique qui se retrouvait tout particulièrement dans la fratrie Thoron, il enchaîna:
-C'est étrange, je n'ai pourtant ressentie aucune goutte depuis le balcon.
De sa main libre, il rendit la frappe amicale à son frère. Puis, il but une gorgée du millésime de sa coupe, avant de proposer:
-Veux-tu te joindre à moi ? Puis-je te servir un verre ?
Les moments où les deux frères se rejoignaient dans un moment si neutre étaient extrêmement rares. Assez pour le noter et pour que Leandry souhaite en profiter. Souvent, les paroles de leur mère résonnaient dans sa tête: vous êtes une famille, une meute, ne l'oublie jamais. Il avait tenté, maintes fois, de demeurer dans cette pensée mais il n'avait jamais pu s'y résoudre. Les frères étaient si différents. Un gouffre les séparait. Pourtant, avec le temps, Leandry avait fini par comprendre que la seule chose qui importait dans ce monde... C'était la famille. Alors même s'il souffrait de différends avec son cadet, jamais il ne l'abandonnerait.

La situation était inédite. Römhen et Leandry, en train de discuter sur un balcon, Römhen qui hoche la tête pour accepter volontiers le verre que lui proposait son frère et il finit accouder à la rambarde de pierre qui surplombait les terres qu'ils possédaient. Si Römhen en était le roi, c'était Leandry qui en possédait toutes les parts.

Le roi se mit à rire de manière spontanée en voyant deux petits garçons se bousculer, le plus jeune allant courir dans les jambes de son père. Ils avaient des cheveux flamboyants, d'un roux si clairs et si beaux qu'ils illuminaient Calendyr. Te rappelles-tu le jour où, lorsque je suis tombée à cheval, tu as accouru vers moi avec de la bouillasse verte persuadée que ça allait me guérir ? Les souvenirs lui remontaient en tête, une vieille fièvre l'avait assaillit durant des jours et sa mère avait paniqué. C'était l'une des rares fois où elle avait eu des caresses dans ses cheveux, et des embrassades sur son visage, pleurant son fils qu'elle croyait sur son lit de mort. Ta bouillie avait une odeur... nauséabonde. Il feint le dégoût, mais ce moment vivace de son enfance restait un bon souvenir malgré tout, parce que l'inquiétude de son frère et sa façon qu'il avait eu de l'aider, même mal, l'avait touché. Il avait pris conscience en vieillissant que ce petit instant dramatique qui aurait pu coûter la vie à Römhen mais tout ce dont il se rappelait, c'était l'amour d'un frère. D'une manière un peu ébranlée, mais sincère.

Il levait son verre vers son frère pour le remercier et posait ses lèvres tout contre pour en boire un petit peu. Il dégustait ce breuvage dont il ne connaissait pas la provenance. Il souriait bêtement à la brise matinale. Les nuages se baladaient de partout et parfois, certains bruinaient et d'autres rayonnaient. C'était la magie d'Elenath, encore plus du royaume Thoron. Une météo changeante et frivole qui n'en faisant qu'à sa tête. Là, le soleil prédominait les cieux mais un vent frais violentait toute personne qui s'aventurait dehors. Comme eux, comme les frères qui préféraient s'entendre dans l'air plutôt que de se disputer dans le palais.

Au grand plaisir de Leandry, son frère accepta le verre qu'il lui proposait. Les moments courtois entre les deux frères étaient rares... Ils passaient la plupart de leur temps à se disputer sur les décisions de l'un ou de l'autre, ou encore de débattre encore et toujours du même sujet: la Reine. L'aîné se retourna pour rejoindre la petite table où était posée une seconde coupe ainsi que la carafe de vin, presque pleine. Il remplit le verre de Römhen et le lui tendit en revenant vers lui, cherchant à comprendre la source de son hilarité. Le regard du roi se promenait en contre-bas, dans la cour. Leandry y aperçut deux petits garçons qui se chamaillaient, dont un partit se réfugier derrière son père.
Alors, le roi ramena son frère vers un lointain souvenir. Comment oublier ce jour ? La chute de Römhen fut impressionnante, pour l'enfant qu'il était. En plus, il avait l'air de souffrir à ne plus pouvoir s'en relever. Chevaleresque, Leandry avait pensé bon de regrouper toutes les plantes jolies et odorantes du sous-bois pour en former une mixture puante. Au-delà de la culpabilité qu'il avait en tant que grand frère de ne pas avoir su veillé sur son cadet, il s'était vraiment inquiété pour Römhen ce jour-là. A tous les deux, ça leur avait rappelé, au final, à quel point ils tenaient l'un à l'autre.
-Comment oses-tu ainsi critiquer ma mixture ? s'indigna-t-il faussement en souriant.
Il trinqua à son tour, rejoignant Römhen dans sa boisson. L'air était définitivement très agréable ce jour-là. Leandry y aurait passé volontiers sa journée entière, ou du moins jusqu'à ce que les nuages ne larguent leur cargaison au-dessus de leur tête. Ces derniers continuaient leur progression, se rapprochant de la capitale. Dans moins d'une heure, l'averse serait arrivée. Loin à l'horizon, une brume s'élevait de la pleine, témoignant de la pluie qui finirait tôt ou tard par arriver.
-Et les jeux que nous menions dans les jardins ? Les champs de fleurs devenus des champs de bataille, ravagés par nos guerres puériles avec nos épées de bois ? Les jardiniers étaient pourpres de rage.
Dans la cour, le père faisait la leçon à l'aîné tandis que le cadet, caché derrière le donneur de leçons, tirait la langue au premier. Il avait le sentiment que ces petites têtes rousses ne suivaient pas un chemin si différent des enfants royaux, au final.

Le goût du vin sur la langue venait caresser son palais qui était depuis suffisamment expérimenté pour reconnaître un bon alcool de raisin d'un mauvais. Le breuvage venait tapisser ses lèvres d'une couleur rouge carmin et il léchait légèrement ce qui perlait sur sa lippe inférieure, amusée de la situation étrange qui était en train de se produire. Leandry et Römhen parlaient comme deux vieux amis sur le retour qui se contaient des souvenirs de guerre et d'enfance. Une amitié insoupçonnable dans les travers d'une relation qu'ils n'avaient jamais su, l'un comme l'autre, exploiter. Römhen prenait alors le temps de choisir ses mots pour ne pas gâcher ce moment fraternel qui manquait à sa vie quotidiennement et plus le temps s'allongeait, plus il voulait en profiter.

Le charrier de manière amusée était quelque chose à laquelle le roi n'était pas habitué mais il prenait le peu que son frère voulait lui offrir pour le lui rendre avec mille petits sourires dans la voix. Elle était si réconfortante qu'elle m'a infecté la plaie pour me rendre encore plus malade ! De nouveau un rire. C'était bon, frais et nouveau. Il ne lui en voulait pas, loin de là. Ce souvenir était gravé d'une beauté juvénile.

Puis vint les souvenirs des champs de fleurs en guerre quand ils brandissaient leurs épées de bois, le pollen venant étouffer les poumons des différentes nourrices qui s'occupaient d'eux. Ils avaient au moins eu ça en commun, les jeux de guerre enfantines. Toujours dans la violence et la rivalité parce qu'ils ne connaissaient que ce langage mais rien ni personne n'aurait pu leur enlever ces moments pris dans l'éphémère mémoire de Römhen. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à faire attention à ces fleurs qui étaient les milliers d'ennemis que nous avions face à nous ! Preuve en était, il avait piétiné des tulipes tout le long de sa course en entendant pester les jardiniers sans qu'eux-mêmes osent dire quoique ce soit. Il finit le verre de vin d'une traite et... J'en veux bien un deuxième, mon frère. Et il lui tendit le récipient. Autant prolonger le moment le plus longtemps possible. Tu étais toujours en train de gratter les frontières du parterre de lilas que maman essayait elle-même de conserver ! Victoire pour Leandry ! et il brandissait le poing, amusée.

Römhen vanta les méfaits de la fameuse mixture de son aîné, qui, paniqué, n'avait fait qu'agir dans de bons intérêts. Dans l'intérêt de sauver son frère. Autant avait-il juré par monts et par vaux qu'il le détestait dans l'enfance, au fond, il l'aimait. Et il ferait tout pour le protéger, en tant qu'aîné. Et d'autant plus car, ensemble, ils avaient la force nécessaire pour défier le monde tout entier.
Le roi avoua qu'aujourd'hui encore, il piétinait le travail des jardiniers. Il n'avait jamais été et ne serait jamais un adepte des fleurs. D'ailleurs, en baissant son regard un instant, Leandry découvrit les bottines de Römhen toutes crottées. Il avait en effet dû aller trotter dans la terre tout juste arrosée, bien humide, qui collait bien aux chaussures, comme après une giboulée du printemps. La différence, entre leur enfance et l'âge adulte, était qu'aujourd'hui, personne n'avait le pouvoir de les reprendre. Fini l'éducation. Fini les réprimandes. Ils étaient adultes, prince, roi. Plus personne pour leur dicter leurs faits et gestes. Quoique... Presque.
Römhen termina aussi rapidement sa coupe que son frère. Il prit les deux récipients et les remplit à nouveau. A boire si vite, le pouvoir chaleureux du vin chatouillait doucement son esprit. Leandry n'avait pas mangé grand-chose ce matin-là, ce qui n'était forcément pas. Mais ça ne l'empêcherait pas d'enchaîner les verres. Il aimait trop cela pour s'arrêter dans une si bonne lancée, surtout si fidèlement accompagné de son frère. Lui tendant sa coupe pleine, Leandry déclara, fier, le sourire aux lèvres:
-Nous avons toujours eu l'âme de conquérants.
Puis, perdant un instant son regard dans son verre qu'il faisait remuer doucement pour en saisir l'odeur boisée, il ajouta,
-Ca a toujours coulé dans nos veines, aussi sûrement  que le vin dans nos bouches aujourd'hui.
Un sourire amusé aux lèvres, il se remémorait des scènes du passé. Des scènes auprès de leur mère, de leur père, aujourd'hui disparus. Des figures de leur Histoire importantes, des modèles, des exemples à suivre pour l'avenir. Cijan était décédé en héros à leurs yeux. Un homme brave qui eusse régné sur le trône des années durant avec une main de fer.
-Père nous l'a assez répété pour ne pas en douter.  

C'était tout ce qu'il avait toujours voulu. Leandry a ses côtés pendant qu'il gouvernerait son royaume. Même si ce poste lui revenait, c'était son frère qui avait abandonné le trône pour se consacrer à d'autres services. Römhen ne s'était jamais caché du plaisir que ça avait été pour lui de le voir refuser d'être roi, ce n'était pas maintenant qu'il allait mentir, d'autant plus qu'il avait pu avoir à ses côtés la femme rêvée, celle qui savait réellement ce qu'il endurait et qui le conseillait, le soir dans le lit conjugal et royal. Il portait le verre de vin à ses lèvres et caressait le breuvage de sa langue en prenant plaisir de ce qu'il était en train de déguster. Aussi fruitée que les lippes charnues de son épouse. Elenna adorerait goûter ce vin, il faudrait que je lui en amène. Et il regardait la robe de l'alcool, la petite couche poussiéreuse offrait sa qualité d'avoir été conservé dans les caves du palais de Calendyr.

Il le finit et sentait déjà l'ivresse lui piquer le nez parce qu'après sa séance de sport, son système cardiaque était en train de s'apaiser. Alors le vin, petit pervers alcoolisé, utilisait sa faiblesse corporelle pour le saouler. Il était plutôt satisfait parce que c'était dans ce genre de situation, positive et joviale, qu'il avait envie de s'abreuver. Il serait temps de te trouver une femme, mon frère. Elenna rêve d'une belle soeur et moi aussi ! Il lui tapait dans le dos amicalement, en souriant. Il était temps, Leandry se faisait vieux et l'empire Thoron se devait de s'agrandir.

Un siège se trouvait non loin de là et Römhen s'y installait de manière nonchalante. Tes draps doivent s'ennuyer sans les plaisirs d'une femme ! dit-il en montrant le lit de son aîné qui se trouvait juste à côté de lui. Entre Satine et Elenna, mon lit reste brûlant nuit et jour. Et il se mit à rire à gorge déployée en utilisant la bouteille pour venir faire couler liquide carmin à nouveau dans sa coupe. Ses joues devinrent un peu plus roses qu'à l'accoutumée et son coeur se mit à battre un peu plus vite. C'était l'ivresse d'une conversation douce mais avec une pointe d'amertume dont il ne soupçonnait pas encore l'existence.

Ainsi sur son balcon à dominer le monde aux côtés de Römhen, le champ du possible paraissait loin, inexistant. Si seulement ils s'entendaient mieux. Si seulement ils avaient plus de points communs. Ils pourraient mener leur peuple si loin. Ils ramèneraient la gloire à leur famille. Ils retrouveraient tout leur pouvoir d'antan. Ce temps que Leandry avait connu lors des premières années de sa vie oÙ leur père régnait sur Elenath tout entier. Même s'il n'avait jamais particulièrement apprécié son géniteur, il devait avouer que savoir sa famille dans une telle position était intimidant pour un jeune enfant. Mais terriblement enviable pour un adulte.
Et entre les deux frères, les moments de partage clairvoyants étaient rares. Ils finissaient toujours avortés d'une quelconque manière.

C'était Römhen qui ruina cette discussion fraternelle, en l'espace de quelques mots. Leandry devait se trouver une femme. Elenna se réjouissait d'avoir une belle-soeur. Quelle hypocrite. Les doigts du prince se crispèrent sur sa coupe, qu'il termina d'une traite. Silencieux, il se resservit. C'était probablement une très mauvaise idée, mais à cet instant, le prince avait l'impression qu'il s'agissait de la seule échappatoire qui lui permettrait de ne pas craquer. Le vin avait sur lui un effet apaisant, lors des premières coupes... Avant de devenir, comme tous les hommes, une puissance méconnaissable qui le poussait à la haine, si on l'y forçait.
Alors qu'il prenait place sur un siège, Römhen se vanta de la présence de deux belles femmes dans sa vie. Elenna et ... Satine. Son estomac qui se serra. L'entendre prononcer son nom ainsi, en sachant tout ce qui se cachait, tout cet érotisme et ce désir, contribua à le tendre d'avantage.
-Tu sais, je crois que j'aime l'idée de fréquenter des femmes sans lendemain, sourire narquois. Gorgée de vin.
Menteur. Il te fallait seulement trouver une excuse pour pallier au fait que tu n'avais plus présenté une seule femme au château depuis plusieurs années.
Römhen prenait cette discussions à la rigolade, mais son aîné connaissait pertinemment les messages qu'il cherchait à lui faire passer en arrière-plan. De ce fait, cette discussion fraternelle aurait tôt fait de se terminer entre dispute virulente.
-Il est vrai vrai que l'urgence d'assurer une descendance commence à peser, hm.
Petit pic. Il jeta un regard en coin à son frère. Peut-être que Leandry n'avait pas d'enfant, certes, mais Römhen non plus. Il ne pouvait pas le blâmer pour cela. Même si, de ce fait, ils étaient fatalement coincé. Entre l'un qui refusait le mariage, l'autre qui avait une femme infertile.
-Je n'ai aucune envie d'engrosser la première noble qu'on me présentera pour cela, déclara-t-il en riant jaune.
La discussion prenait une toute autre tournure. Bientôt, les deux enfants dans la cour seraient terrifiés, non pas par leurs enfantillages, mais par les vociférations provenant du sommet.

L'amour était une chose, la possession en était une autre. Aujourd'hui, Römhen possédait les deux sans jamais avoir l'impression d'être propriétaire et souverain de ces deux coeurs cavaliers. Il y avait une balance entre la forme et le fond de ces relations qu'ils entretenaient avec ces dames, comme s'il ne pouvait les atteindre et qu'elles lui échapperaient toujours. Il se confortait malgré tout dans l'idée que l'argent et le pouvoir les retiendrait de façon regrettable.

L'alcool désinhibait les conversations et lâchait prise sur les ressentiments mais Römhen, en bon naïf, n'entendait pas l'animosité qui grésillait dans la voix de Leandry. Son frère semblait apprécier les coups d'un soir qui ne prétendait qu'à simple jeux de cuissage sans s'offrir les joies d'un mariage et il avait beau vouloir qu'il finisse par se faire passer la corde au cou, il fallait bien lui trouver une femme. En creusant un peu, aucune ne semblait convenir aux bras de son aîné parce qu'il aurait rêvé d'une grande dame pour dérider ce vieux bougon râleur et bien plus avisé que lui.

Puis le verre de trop de l'un fit sentir à l'autre que la conversation n'était plus aussi légère que quelques minutes auparavant. Sans se faire prier, le roi prit un nouveau verre pour le faire couler si rapidement au fond de sa gorge qu'il eut un haut-le-coeur. Les sourcils froncés, Römhen secouait légèrement la tête. C'est un choix, pour l'instant Leandry et tu le sais bien. C'était faux, un pur mensonge éhonté car Elenna et lui n'arrivaient pas à procréer. Ils avaient beau copuler et pratiquer dans le lit conjugal rien ne venait. D'un rire nerveux, il pensait que ça serait bien plus facile de mettre Satine enceinte que son épouse mais la descendance ne serait pas aussi propre que si c'était Galadhorn et Thoron qui donnaient la vie. Est-ce l'alcool qui te fait pousser une paire de couille Leandry ou dois-je m'en aller jusqu'à ce que tu te décides à te calmer ? Il le prenait de haut, Römhen. C'était mesquin et inutile mais gâcher ce moment de plaisir qu'ils partageaient, par la faute de Leandry, ça le frustrait.

Il prit une grande inspiration par le nez. Tu as le don de tout gâcher. Puis une idée se mit à germer dans sa tête, à courir et à parcourir son cerveau pour migrer dans la partie la plus insolite de son esprit. Une idée somme toute banale pour un royaume mais qui allait engendrer beaucoup d'éléments. Hvitløve. Et il attendait la réaction de son frère avant de poursuivre. Salomé Hvitløve. Elle serait un très bon parti pour toi. Son premier fiancé est mort à la chasse et se retrouve seule. Une alliance basée sur des épousailles plutôt que sur la puissance politique ferait un bel écho pour le royaume. Et il se mit à sourire, avec ses dents, le vin rouge venant les parsemer jusqu'aux gencives donnant l'illusion qu'il venait de mordre dans un coeur plein d'hémoglobine. Oui... Elenna approuverait. Il se parlait désormais à lui seul sur le fauteuil de la chambre de Leandry, sans même prendre la peine de consulter le principal concerné. C'est une belle femme et tu pourrais continuer tes histoires de cuissage, tu en as tous les droits. Tu es le prince après tout. Il fronçait le nez et tapait de son index le rebord de sa coupe. Hvitløve. Grandiose.

Römhen finit par se redresser. Je l'acte demain ! Il était infernal, Leandry. Tant pis pour la nostalgie. Je vais retrouver Satine. Si seulement il savait...

Römhen se resservit un nouveau verre, sans se faire prier, et le vida d'une traite. Leandry, lui, se contentait de raffermir sa prise sur sa propre coupe, car trop tendu par cette conversation. Le prince n'avait aucune envie de se marier... Même si, pour le besoin de son image et du royaume, cela deviendrait tôt ou tard une nécessité. Un prince ne pouvait pas rester célibataire. Un prince ne pouvait pas demeurer sans enfant. Un prince se devait de penser à l'avenir de son empire, au cas où le roi y faillirait. Et pour l'instant... Römhen faillissait. Il trouvait sans cesse la même excuse, selon laquelle la progéniture était un choix du couple. Mais son aîné voyait clair dans son jeu, il y avait un problème de procréation. Elenna en était probablement la source, à son plus grand damne.
Puis, le roi décida de prendre son aîné de haut. Cette discussion prenait un réel tournant détestable. La naïveté du début de leur échange n'aura rien avoir avec la manière dont il se terminerait. Leandry vida son verre d'une traite et déposa sa coupe sur la table la plus proche, le métal résonnant de son geste brusque, sujet à s'emporter d'une seconde à l'autre. Il avala la dernière gorgée de vin, serrant les dents, néanmoins il manqua de s'étouffer lorsque Römhen évoqua une certaine Salomé Hvitløve. Sa pomme d'Adam glissa avec peine dans sa gorge, et Leandry frappa du poing son torse pour s'aider dans ce geste.  
-Je te demande pardon ?
Jusque là, il pensait à des paroles en l'air. Une menace factice que son frère n'évoquait que pour l'intimider. Cependant, dévoiler un nom, une femme qui existait bel et bien et prête à tout mariage, c'était trop pour le prince. Tendues, ses mâchoires se crispèrent. A l'intérieur, il se déchiquetait les joues et bientôt, un goût de fer se répandit sous sa langue. En plus, il était fier de son idée, Römhen. Il ne concertait même plus son frère. Je l'acte demain ! Foudroyé par une force invisible, Leandry se retrouva immobile, tombant de haut sous cette nouvelle dépourvue de sens. Puis, les mots "Je vais retrouver Satine"  suffirent à le sortir de sa torpeur.
-Römhen ! gronda l'aîné d'une voix grave sortie du fond de ses tripes à son frère qui lui tournait déjà le dos. Je t'interdis de faire cela.
Pouvait-on vraiment interdire quelque chose à un roi ? D'autant plus lorsqu'il s'agissait de son frère ? Ne devait-il pas se montrer compréhensif ? Faire preuve de bienveillance, d'une oreille attentive ? Mais Leandry savait bien que ces traits de caractère ne faisaient pas partie de la personne qu'était son frère.
-T'es-tu cru capable de décider de mon avenir ? Je croirais entendre Père, feula-t-il, le dédain dans ses yeux de glace, la haine sur ses traits.
Son poing s'était refermé, serré. La force de sa colère se canalisait dans son bras, si bien que se dernier se mettait à trembler. Enfin, il reprit, sa voix résonnant jusque dans les couloirs du palais.
-Je refuse, tu entends ?!

Ses pieds le menèrent vers la porte, il savait que sa favorite au doux nom perlé de Satine était en train de réchauffer les draps pour son arrivée imminente. Tout ce qui comptait là, tout de suite, c'était lâché la pression entre les cuisses de sa maîtresse pour ce que venait de lui faire subir son frère Leandry par ses suppositions diffamatoires. La main sur la poignée, il entendait alors la colère gronder dans les murs de son aîné, et plus rien ne semblait avoir de sens à part ce qu'il se passait entre les deux. Il le laissait piailler son venin, perverti par la colère qu'il mettait depuis que Römhen avait conversé avec lui-même. Ses choix n'étaient régis que par son impulsivité et son désir de contrôler tout un chacun, et si son frère était un dommage collatéral, soit, qu'il en soit ainsi.

Finalement, c'était risible. L'un avait abandonné le poste qui lui octroyait tous les droits et il n'y avait plus aucune limite quant à l'affection inexistante que Römhen offrait à Leandry. Il avait fait le choix de ne plus porter sur son dos les malheurs d'un royaume mais les conséquences qu'il payait n'avaient d'égales que l'égocentrisme d'un nouveau roi. Il sentait ses phalanges s'ankyloser de son point qui se serrait. Les jointures devenaient blanchâtres et c'est l'écume au bord des lèvres qu'il perdait les pédales pendant une toute petite seconde. ASSEZ ! Il lâchait de la pression sur sa main pour retrouver une sensation et que les fourmis se perdent ailleurs. Il se retournait, et il n'était plus Römhen Thoron mais l'enfer monstrueux qui faisait de lui l'homme le plus détesté d'Elenath. Si tout le monde le craignait, son frère ne faisait pas partie de la liste de ses effrayés. Mais il s'en moquait tant que rien ne comptait que le souffle chaud et brûlant d'un inner dragon. Mais il finit par lui annoncer qu'il ressemblait à leur père et soudainement, il fut de retour. Römhen était à nouveau dans cette carcasse pitoyable d'un roi incompétent. Je le prends comme un compliment. Tu n'as jamais compris ne serait-ce qu'un centième de son talent. Le comparer à leur père n'était qu'une phrase positive pour un Römhen qui favorisait les choix paternels. Cette discussion est close, j'ai une femme à faire jouir moi. Et il passerait la nuit à la faire hurler sans mentionner la discussion qui venait d'avoir lieu parce qu'il n'avait profondément pas envie d'en parler. Sauf avec sa femme.

Römhen n'écoutait pas. Il jouait le sourd. Et Leandry en devenait fou. Il avait beau hurler, le roi semblait ne rien entendre. Ne rien écouter. Il s'en fichait de la vie de son frère. Il ne voyait là que le profit. Alors que Leandry ne voyait là que sa mort certaine. S'il se retrouvait marié à une femme qu'il ne serait jamais capable d'aimer, l'éloignant à tout jamais de son idylle secrète avec Satine... Il n'y survivrait pas.
Römhen hurla lui aussi. Son hurlement était si fort qu'il en eusse fait vibrer les coupes de vin, qu'il résonnait entre les murs de la chambre. Le regard de Römhen était terrifiant. Celui de Leandry encore plus. La colère se lisait au coeur de leurs prunelles, une rage sans faille. L'un pour être manipulé, l'autre par désobéissance. Mais l'aîné ne faiblissait pas. Sa respiration était rapide, son corps nécessitant de l'oxygène pour maintenir ses muscles serrés. Leandry était le seul et unique homme de tout l'Empire à ne pas plier sous la furie de son frère. Il mettait cet avantage à profit pour son plus grand plaisir, et son honneur.
-Et tu n'auras pas un centième de sa gloire, siffla le prince entre ses dents alors que la porte se refermait.
Et juste le fait de savoir, juste le fait de s'imaginer un centième de seconde ce que Römhen s'apprêtait à faire, le fit voir rouge.

Dans un hurlement provenu du plus profond de ses entrailles, Leandry envoya son poing dans le mur, le second y trouva le même sort. Une violence contenue depuis si longtemps que son courroux libéré en effrita la peinture.
L'adrénaline pulsant dans ses veines, Leandry ne sentit pas aussitôt la douleur dans ses phalanges. Pourtant, les marques rouges sur le mur témoignaient de ses plaies. Il écrasa son front contre le mur, proféra des jurons sous le témoin du tonnerre qui grondait dehors. Un éclair fendit le ciel quelques instants plus tard.
La pluie se mit à tomber. La douleur irradia ses poings.