L’escale touchait à sa fin. Les hommes s’étaient rassasiés et avaient satisfait leur désir de viande, de boisson et de chair. Azran serait tranquille pendant un moment, libéré des complaintes des matelots las du revers de la médaille qu’offrait la liberté de la mer. S’il avait de la chance, il n’entendrait plus personne réclamer de chaleur féminine pendant… quelques jours ? Quel plaisir cela serait. Bercé par les bruits du labeur extérieur, installé dans l’ombre de sa cabine dont les issues condamnées ne laissaient filtrer que quelques minces rayons de lumière, le capitaine du Chien de Mer se perdait dans les méandres de son esprit. La pointe de la dague qu’il manipulait comme point d’ancrage de ses pensées creusait futilement le bureau auquel il était attablé. La position qu’il occupait dans son siège avait tout de celle d’un roi qui croulait sous le poids de sa couronne imaginaire. Un nouveau périple en mer. De nouveaux dangers à braver. Combien de temps encore parviendrait-il à se convaincre que tout ceci avait toujours un semblant de sens à ses yeux ? Ceux-ci se fermèrent alors que sa main élevait la coupe de vin déposée devant lui. Le liquide pourpre franchit ses lèvres, s’infiltra dans sa gorge pour se précipiter jusqu’à son estomac, mais c’était dans sa tête qu’il en cherchait l’effet. De plus en plus, l’alcool était une bénédiction pour le vieux pirate desséché. Il lui permettait de ne plus s’entendre penser.

Sur le pont, Gus supervisait les tâches de l’équipage, comme il l’avait toujours plus ou moins fait, et comme il le faisait de plus en plus souvent. Il avait toujours été capitaine à la place du capitaine lorsque celui-ci s’absentait du navire. À présent, il était aussi capitaine à la place du capitaine lorsque celui-ci s’absentait de son propre corps. C’était un rôle qu’il acceptait sans broncher, et c’était un constat que l’équipage ne questionnait pas. Et les rares qui avaient pu aborder ce sujet s’étaient toujours rapidement ralliés à la pensée collective, de gré ou de force. Le Requin était une figure d’autorité reconnue par tous, et son influence ne s’étendait pas uniquement sur cet équipage. Tous les membres de sa flotte portaient fièrement son nom. Toute personne de l’Ordre du Poisson qui naviguait sur ses mers savait à qui elle devait le respect. Toute personne avec un cerveau naviguant sur ces mers savait quel nom craindre. C’était un fait, depuis si longtemps que peu se souvenaient ce qu’il en était avant. C’était devenu la norme, l’ordre des choses. Et personne ici ne souhaitait voir cela changer.

« Gus. Y a un p’tiot qu’appelle le cap’taine. » Le vieux loup de mer lança un regard vers la cabine derrière lui. Tous savaient ce que cet enfermement signifiait. Personne, pas même son propre second, n’oserait déranger le capitaine lorsqu’il ne souhaitait pas l’être. Gus poussa un soupir blasé, gueula quelques ordres pour motiver les troupes, et quitta son poste pour aller voir de quoi il en retournait. Il se présenta sur le pont, regardant l’enfant de haut sans gêne pour déterminer de quoi il s’agissait. Il racla une glaire bloquée dans sa gorge, et la rendit à la mer qui le séparait de l’importun visiteur. Puis il brisa enfin le silence, daignant adresser la parole à ce petit qui avait l’air de s’être perdu en cherchant le marché. « Qu’est-ce qu’y t’faut, gamin ? »

« Je cherche le capitaine de ce navire. Azran Surion. Ou Gauthier. J'sais pas comment vous l'appelez. » Gus haussa les sourcils. Gauthier. Bien peu de monde se souvenait encore du nom sous lequel Azran s’était présenté lorsqu’il avait embarqué. La plupart des personnes qui avaient assisté à cette présentation étaient mortes, d’ailleurs, vu le temps qui s’était écoulé depuis. Il était même impensable que ce gamin ait été né à cette époque, vu l’apparence qu’il avait. Alors comment pouvait-il avoir la moindre idée de ce dont il parlait ? « C'est vous ? » Le vieillard marqua une pause, les yeux rivés sur l’enfant bavard, puis éclata d’un rire grondant et moqueur. Il mit un moment avant de se calmer, essuya une larme qui s’était formée à son œil, et reporta son attention sur le petit. « C’est quoi ton nom gamin ? »

Une fois cette information communiquée, le second invita le visiteur à monter à bord. « Viens, j’ai quelqu’un à te présenter. » Une fois que l’invité eut rejoint son niveau, Gus posa sa main sur son épaule. Une main ferme, qui n’avait rien de rassurante. Son pouce s’enfonçait quelque peu dans la peau couverte, signe du manque d’habitude qu’avait le vieux loup de mer à traiter avec les plus jeunes, et il l’entraina sur le pont vers la cabine fermée. Au-delà de cette fonction de guidage, cette main avait aussi pour but de dissuader les matelots dont ils croiseraient le chemin d’embêter cette chair fraîche qui s’était rendue sur leur territoire. Aussi loyaux qu’ils étaient, tous restaient des pirates. Et en tant que tels, aucun n’était la compagnie idéale pour une personne aussi jeune que cet intrus dans leur domaine.

Gus conduisit l’invité jusqu’à la porte de la cabine du capitaine. Après un court moment d’hésitation, il toqua. Trois fois, bien claires, à intervalle régulier. Puis il attendit ce qui sembla être une éternité, tendant l’oreille aux bruits intérieurs, le regard dans le vague. Jusqu’à ce qu’enfin, sans aucun signal distinctif qui puisse être repéré, il ouvre la porte et pousse le garçon à l’intérieur. Azran était toujours assis à son bureau, le visage dirigé vers la dague avec laquelle il jouait jusqu’à très récemment. Mais son regard prédateur s’était déjà fixé sur l’intrus. « Pourtant, c’est pas l’heure du repas. » Gus restait sur le pas de la porte, n’osant pas entrer. « C’est un gamin qui cherche le capitaine du Chien de Mer. Il l’a pas seulement appelé Azran Surion, il a aussi dit Gauthier. » La pointe de la dague se planta dans le bureau. Le Requin pencha la tête sur le côté. Ses yeux observaient le gamin, et semblaient presque le déshabiller. « Ça ressemble plutôt à une gamine, de là où je suis installé. Tu peux nous laisser. » Le second ne discuta pas plus, et referma la porte de la cabine, plongeant ses occupants dans l’obscurité. À la lueur infime des rayons qui parvenaient à filtrer, le capitaine posa ses coudes sur le bureau, et son menton sur les mains qu’il joignit. Un silence pesant s’installa, qu’il finit toutefois par briser : « C’est quoi ton nom ? Et comment est-ce que tu connais le mien ? »

« Je me nomme Suzanne des Orois. » Dans l’ombre de la cabine mal éclairée, la surprise sur le visage du Requin était difficilement visible, mais elle était présente. Son nom lui évoquait de lointains souvenirs à présent presque oubliés. Il se prit à la dévisager d’autant plus, détailler son expression, alors qu’elle était devenue en quelques mots plus qu’une étrangère. Elle avait eu sa curiosité, et à présent elle avait toute son attention. Après tout, bien qu’elle ait pu être sa fille, la tradition oroise faisait d’elle sa sœur. « J'ai parcouru Elenath tout entier pour vous retrouver ! A l'orphelinat, j'entendais sans cesse des histoires sur un orphelin des Orois qui était devenu un grand capitaine. » Cette histoire résonnait tristement dans l’esprit de feu Gauthier, celle d’un orphelin des terres enneigées de Thoron parcourant le monde pour retrouver le capitaine du Chien de Mer à Gwelnaur. Malheureusement, cette histoire avait très mal terminé pour le premier capitaine. Devait-il donc se méfier de cette enfant venue toquer à sa porte ?

« Je me suis jurée de vous trouver. C'a pas été facile. Mais je suis là, maintenant. » Du bout des doigts, Azran vint caresser les poils roux de sa barbe fine. Il lui aurait été simple de tonner lorsque l’impertinente s’était permis d’approcher sans en demander la permission, mais ce qu’elle venait de lui déclarer prenait la priorité. Évidemment, l’idée d’être connu et reconnu flattait son égo. D’ailleurs, l’admiration qu’il discernait chez elle pour lui avait de quoi le faire sourire. Traverser l’ensemble du continent pour le retrouver ? Même ses plus grands ennemis ne s’étaient jamais donné cette peine. Et savoir que l’on parlait de lui dans la bâtisse qui l’avait vu grandir faisait naître en lui une certaine fierté. Mais cette nouvelle le dérangeait tout autant qu’elle lui plaisait, et peut-être plus. Il y avait si longtemps qu’il ne s’était pas présenté comme un Orois que pour lui le monde avait oublié qu’un tel lien existait. Se faire prouver le contraire avait quelque chose de dangereusement inattendu, en particulier maintenant qu’il changeait d’identité comme de chemise. Un risque existait donc, aussi faible qu’il puisse l’être. Et cette idée lui déplaisait.

Mais il n’était pas l’heure de s’égarer. Cette Suzanne était venue le trouver, il ne pouvait que féliciter son acharnement. Le Requin applaudit, lentement, presque de manière sinistre. « Je suis impressionné. » Il se leva ensuite de son siège, approcha d’une fenêtre et releva le voile qui la couvrait pour laisser entrer les rayons du soleil. Ce faisant, il fit signe à la petite d’approcher afin qu’il puisse l’examiner. Il saisit son menton dans sa main, lui fit relever la tête, observa son visage. Elle avait la peau douce, et une innocence dans le regard que lui ne se souvenait même pas avoir un jour possédé. Elle n’avait pas vu tout ce qu’il avait vu, fait tout ce qu’il avait fait. Restait à savoir si l’orphelinat avait tant changé, ou si elle en avait simplement été épargnée.

« Eh bien tu m’as trouvé. Félicitations. Et maintenant ? » Le rouquin laissa échapper le visage enfantin, et fit quelques pas en arrière pour baigner dans la lumière. « Suis-je à la hauteur de ce que tu espérais ? » Un sourire amusé ornait ses lèvres, tandis qu’il considéra presque l’idée de s’incliner théâtralement devant elle. Presque. « Mais plus important encore, à quoi est-ce que tu t’attendais ? » Azran avait entrepris son voyage dans le but avoué de retrouver son père, sans savoir où cela le mènerait. Suzanne, elle, avait de toute évidence une idée très claire de la destination lorsqu’elle s’était engagée dans son périple. Mais quelle en était la motivation ?

« Je m'attendais à un homme puissant et inspirant comme les rumeurs qui le précèdent. Le pirate de ce qu'on m'a raconté est inébranlable et sans peur. Il vogue sur les sept mers en quêtes de trésor et d'aventures. Il combat les hydres et le Kraken sans broncher. » Azran réprima un ricanement. Puissant, il l’était sûrement. Ou du moins, son personnage l’était. Inspirant, on pouvait effectivement dire qu’il inspirait, bien que tout ce qu’il inspirait n’était pas forcément de bonnes choses. Mais pour le reste, les rumeurs semblaient si infondées qu’il se demandait d’où elles pouvaient venir. Azran quittait bien peu l’océan rocheux. Il n’avait pas souvenir de s’être lancé dans une quelconque quête. Les trésors n’étaient que du butin, les aventures que des abordages. Il n’avait jamais vu une seule hydre, et n’était même pas certain que le Kraken existe. Comment dire à cette petite qu’elle se trompait de bout en bout ?

« Pour l'instant... Les rumeurs semblent avérées. » Le ricanement franchit ses lèvres, cette fois. Il englobait la cabine, faisant vibrer l’air d’un poids soudain, de ceux qui mettent mal à l’aise. Comme s’il ne provenait pas de sa gorge, mais du bois qui l’entourait, du navire lui-même. Elle avait du cran, cette petite. Elle était flatteuse, elle savait se tenir. Ce n’était pas le Chien de Mer qu’elle aurait dû chercher à rejoindre, mais la flotte de Gwelnaur. Elle se tenait bien droite, dans une posture si propre qu’on l’aurait crue sortie de l’armée. Un voile recouvrit le regard du rouquin, comme une image du passé, remplaçant le visage qu’il avait devant lui par un autre, provenant de temps reculés. Oubliez l’armée, elle était simplement une parfaite petite oroise.

« Je n'ai pas parcouru Elenath juste pour vous retrouver. Vous m'inspirez. Je veux devenir comme vous. Je veux devenir quelqu'un. » Le ricanement d’Azran s’était déjà calmé, mais à présent c’était son sourire qui se résorbait. C’était un regard nouveau que celui qu’il lui accordait, celui d’un homme qui commençait à douter. Pour son bien à elle, pour son bien à lui, il ne devrait pas hésiter. Appeler Gus, lui réclamer d’éconduire leur petite invitée. Elle pouvait devenir quelqu’un ailleurs, elle n’avait pas besoin de poursuivre la chimère qu’elle le pensait être pour y arriver. Une petite fille audacieuse, bien élevée, elle n’épouserait certainement pas un noble mais il ne doutait pas qu’elle saurait se débrouiller. Mais ce soupir qu’elle laissa échapper résonnait dans son âme, faisait trembler sa cage thoracique, emplissant son regard d’inconfort.

« Je ne veux pas être l'une de ces orphelines qui tombe dans l'oubli. » Le Requin déglutit. Dans les petits yeux, il ne lisait que l’honnêteté, une franchise déchirante qu’il lui aurait souhaité d’éviter. Elle n’avait aucune idée de ce dans quoi elle s’était embarquée, de l’univers dans lequel elle mettait les pieds. Il n’en avait eu aucun non-plus, lui, lorsqu’il avait pris poste à bord de ce vaisseau qu’il commandait à présent. Mais lui était tout désigné pour la vie que le Chien de Mer lui avait fait mener. C’était dans son sang, c’était dans ses veines, et peu importait à quel point il se fourvoyait lors de ses nuits de désespoir, il savait que sa place était là, sur ces planches usées, et que la seule fin qu’il méritait consisterait à couler avec ce navire damné. Mais peut-être que ce n’était pas son cas, à elle. Peut-être qu’elle pouvait prétendre à plus, à mieux. Devenir comme lui, il était hors de question de le lui souhaiter, mais peut-être qu’elle méritait de devenir quelqu’un.
Et peut-être que cela, il pouvait le lui donner.

Azran laissa échapper un soupir, observa la petite pendant plusieurs secondes, la tête penchée sur le côté, puis refit quelques pas vers elle pour réduire à nouveau l’écart qui les séparait. Il tendit une nouvelle fois la main vers le visage enfantin, mais cette fois-ci il n’en saisit pas le menton. Au lieu de cela, il posa sa main à plat sur la joue juvénile, écho des attentions qu’il avait appris à dispenser à ses jeunes frères et sœurs lorsqu’il souhaitait les calmer à l’époque des Orois, et lui répondit simplement : « L’orpheline que tu es tombera dans l’oubli, ainsi va le monde. Mais cela ne signifie pas que tu dois y tomber toi aussi. » Un sourire nouveau se forma sur ses lèvres, mais il était impossible de savoir s’il était sincère ou forcé. « Oublie Suzanne des Orois, laisse-la de côté tout comme moi j’ai laissé Gauthier. C’est l’occasion de tout recommencer. » Quelque chose clochait. Il le savait. Tout le monde le verrait. Ce n’était pas lui, de parler de la sorte. Ce n’était pas lui, de considérer ce qu’il était en train de considérer. Et pourtant…

La main osseuse quitta la joue douce alors que le capitaine se dirigeait vers son bureau pour s’y emparer de la coupe de vin entamée. Il se retourna vers l’oroise, s’appuyant contre l’imposante pièce de mobilier en veillant à rester à l’abri de la lumière qu’il avait laissée entrer. « Oublie les Orois, c’est du passé. C’est aussi l’occasion de changer de nom, prendre quelque chose qui te corresponde plus. Tu n’as pas la tête d’une Suzanne, plutôt d’une… Suzette. » Ses yeux étaient plongés dans le liquide alcoolisé qu’il faisait tourner d’un mouvement du poignet. Son visage se para d’amusement. « Suzette la crevette. » Un ricanement le secoua, qu’il tenta de maîtriser avant de porter le vin à ses lèvres.