C'était le grand jour. Un terrible jour. Pour d'autres, il aurait pu être un merveilleux jour. Ce qui était sûr, c'était qu'il s'en souviendrait Leandry, de ce jour.

Il était assis sur l'un des sièges de l'allée principale des jardins du palais de Calendyr. Pensif. Ses pensées s'envolaient ailleurs. Un ailleurs où il n'aurait pas à épouser une femme qu'il n'aimait pas. Un ailleurs où il pourrait vivre heureux avec elle qu'il aimait. Des idées positives se mêlaient à son tourment: peut-être pourraient-ils s'aimer à leur juste valeur ? Peut-être que ce mariage finirait en mariage heureux ? Mais si tel était le cas, Leandry devrait faire une croix sur Satine. Et cela lui briserait le coeur à tout jamais. Et puis, il ne voulait pas l'abandonner. Il ne pouvait pas. Il enfouit son visage dans ses paumes. Bon sang, dans quoi encore Römhen était en train de l'embarquer ? Il l'avait pourtant dit. Il s'était pourtant révolté. A ce souvenir, Leandry jeta un oeil à ses phalanges. Elles n'auraient bientôt plus de marque de ce fameux jour où il avait cogné un mur pour soulager sa colère. Cela voulait-il dire qu'il était prêt à rencontrer Salomé Hvitlove ? Certainement pas.

Elle était pourtant venue, tout droit de ces montagnes qu'elle chérissait tant. Elle était venue pour le rencontrer. Son fiancé. Qu'attendait-elle, elle, de cette union ? Qu'espérait-elle ? Leandry avait longtemps pensé à élaborer un plan pour que leur réelle rencontre officielle se déroule dans un scénario détestable, de sorte à ce qu'elle le déteste, et refuse outrageusement ces fiançailles. Puis, le prince avait pensé à; et si, tout comme lui, elle n'avait pas le choix ? Alors autant rendre cette obligation la plus viable possible pour tous les deux.
Il lui avait donné rendez-vous dans les jardins. Alors il l'attendait. Assis sur son banc, en face de la fontaine à l'effigie des loups. Leandry ne s'était jamais vu comme tel. Plutôt tel un lion solitaire. Et Salomé se faisait surnommer la Lionne Blanche. Coïncidence ? Peut-être, au final, finiraient-ils par bien s'entendre. Bientôt, il en aurait le coeur net.

L’invitation au jardin avait surpris Salomé. Elle s’était attendue à une rencontre dans les règles, avec tous les chichis dans une cour royale pouvait s’encombrer – le banquet, le bal, les tenues hors de prix, alors que chaque partie devait impressionner l’autre. Une entrevue en catimini dans les jardins, c’était inattendu. Plus proche des coutumes des Montagnes Lunaires que de l’entourage du Roi. Elle avait un certain respect face à cette petite rébellion – ayant elle-même à cœur de régir son destin, elle ne pouvait qu’apprécier ce trait d’indépendance.

Elle n’en savait pas beaucoup plus de Leandry. Certes, elle côtoyait la cour à l’occasion, lors d’une chasse, d’un banquet ou d’un bal, mais elle n’avait jamais tant eu de contact avec celui-ci. Elle avait entendu les rumeurs – il aurait dû être Roi, il était maintenant héritier. On le disait bon et juste, mais peu de chose pouvait selon elle justifier d’avoir laissé échapper un tel pouvoir. Pourquoi prendre le risque de se plier aux ordres d’un autre, quand il aurait pu régner lui-même. Quelle faiblesse d’esprit pouvait cacher une décision comme celle-ci ? Elle-même avait été élevée dans l’idée qu’être soumis à d’autre était une abomination – une triste situation dans laquelle sa famille était depuis presque cinquante ans.

Il était assis à découvert, sur un banc, visible de loin, face à la fontaine aux loups. Elle arrivait du coté opposé, sa robe vermillon bruissant sur l’herbe tandis qu’elle traversait le jardin. Elle appréciait de ne pas avoir à porter de manteau, alors qu’il faisait encore si frais dans les Montagnes. Elle avait ainsi pu dégager ses épaules, sur lesquels tombaient ses cheveux presque blancs retenus par un peigne orné de rubis. Une étole de fourrure immaculée lui réchauffait les bras. Ainsi, elle incarnait la Lionne Blanche.

Salomé s’arrêta face à lui, plia les genoux et resta un peu plus longtemps que nécessaire en révérence. Elle s’offrit ainsi à sa vue, puis releva la tête, planta son regard dans le sien. Mon prince. Je suis honorée de vous rencontrer enfin. Elle se souvint lui avoir volé une biche, lors du dernier tournoi de chasse. L’imprudent avait eu la faiblesse d’attendre. Cette fois-ci, elle lui laissa la courtoisie de mener l'entretien.

En réalité, Leandry vivait dans le déni. Il voulait tout ignorer de ce qu'il se passait. Il voulait penser que cette rencontre avec cette femme était une rencontre banale, courtoise, comme n'importe quelle autre, et qu'elle ne mènerait à rien de plus que de brefs échanges amicaux. Depuis l'annonce de son frère, Leandry vivait avec des oeillères en se disant que ça n'était pas possible. Qu'il faisait juste un mauvais rêve. C'était aussi pour cela qu'il n'avait pas prévu de grand bal pour sa rencontre avec Salomé. Il voulait que ce fait se sache le moins possible. S'il pouvait faire le tout dans le secret le plus total, il le ferait. Seulement... Le mariage d'un prince, qui plus est de Leandry Thoron, l'enfant tant aimé du royaume, ne passerait pas inaperçu.

Et elle apparut. Telle une majestueuse féline au bout de l'allée. Leandry posa ses iris bleutées sur elle. Bien entendu, il avait déjà rencontré Salomé de manière informelle, loin de savoir qu'il serait un jour lié à elle par les liens sacrés du mariage. Notamment lors de ce jour de chasse, quelques semaines plutôt, où elle lui avait fièrement volé sa proie. Il fallait le dire. Salomé étincelait de prestance. De sa robe carmin, elle arborait déjà la couleur de Thoron, sans oublier ses effets et sa chevelure blanche et sauvage qui représentaient sa maison. Elle était belle, réellement. Leandry avait toujours eu plaisir à admirer les belles femmes. Elle ne faisait pas exception.
Cette rencontre avait tout d'un conte de fée. Une jeune femme qui rencontrait son prince charmant dans un merveilleux jardin, au pied d'un majestueux palais. Le décor était parfait. Les sentiments si torturés, à l'intérieur. Leandry en était peiné à l'idée de ne peut-être jamais réussir à l'aimer vraiment. Elle ne méritait pas ça.
Salomé s'inclina, tandis que le prince se levait de son banc. Il ne savait quelle carte jouer, celle de la distance, celle de la politesse, ou du charmeur. Au final, il était perdu.
-L'honneur est partagé, finit-il par répondre poliment. On m'a tant parlé de vous.
Il prit l'une des douces mains de Salomé pour qu'elle se relève. Son regard parcourut sa robe rouge de plus près. Aussi proche, elle faisait encore plus d'effet.
-Le rouge vous sied à merveille, déclara-t-il, sincère.
Puis, d'un geste de la main, lui désigna l'allée qui s'ouvrait devant eux.
-Comment s'est passé votre voyage jusqu'à Calendyr ? Si vous n'êtes pas trop épuisée, voudriez-vous bien faire quelques pas dans les jardins ?
Leandry en connaissait les moindres recoins. Pour y avoir passé son enfance, son adolescence, et également ses années d'adulte, il pouvait attester avoir tout vécu dans ces jardins. Lieux de souvenirs qu'il appréciait, lorsqu'il se perdait à travers ses frondaisons, rêvant du temps de l'insouciance et de l'innocence.

Salomé se laissa entrainer dans les jardins de bonne grâce. Le rouge est aussi la couleur de ma maison, le saviez-vous, Monsieur ? Elle lissa le tissu de ses jupes. Mais nous ne partageons pas le même animal fétiche, en revanche. Cela dit, j’apprécie les qualités du loup. Le loup et le lion avaient de nombreux points communs, il fallait l’admettre.

Les jardins étaient spacieux et charmants. Ils empruntaient une allée bien tracée, et Salomé admirait la géométrie des lieux. Parfaitement bien. Il faut dire que la route qui relie Lugan et Calendyr est agréable. Quant à la chevauché pour quitter les Montagnes, j’y suis accoutumée et j’ai toujours aimé monter à cheval. La Dame de Hvit Krok voyageait en petit équipage, ses principaux effets partant toujours avant elle. Ainsi, son équipée n’était pas alourdie, et elle parcourait autant de distance que le permettait un bon cheval. C’était une de ses occupations préférées, et elle se privait rarement d’une belle balade. Certes, deux jours sur les routes étaient difficilement qualifiables de balade, mais cela n’en restait pas moins un plaisir.

Les jardins sont superbes. Il n’y a rien de tel à Hvit Krok. Cela ne manque pas de verdure, évidemment. Mais tout y est plus sauvage et suspendu, nous n’aurions jamais l’espace pour de tels aménagements. Cela doit être un merveilleux terrain de jeux ! Elle espérait l’inciter à parler un peu de lui, sans doute avait-il mille souvenirs dans ces jardins. Salomé ne parvenait pas vraiment à le cerner. Il paraissait lui-même indécis. Elle, elle ne ressentait aucun doute, elle avait tracé ici un nouveau chemin. Les sentiments n’entraient pas tellement en compte dans ce nouveau chapitre, mais elle avait toujours été appréciée de tous, et elle ne comptait pas changer cette stratégie aujourd’hui. Oh certes, peut-être feu son premier mari n’avait pas pris goût à toutes les facettes de sa personnalité. Mais Salomé n’était pas une femme que l’on mariait au premier venu, voilà tout.

Elle voyait dans ces jardins l’illustration de cette nouvelle histoire, à l’apparence si calme et paisible, mais sous les frondaisons, elle devinait des zones d’ombre. Il lui semblait que derrière chacun de ces beaux massifs se cachaient les autres joueurs, ceux qui participait discrètement à la partie. Ici, le roi, qui avait sans doute ses raisons à marier son frère si soudainement. Là, la reine, dont on disait qu’elle le contrôlait comme un patin. Et enfin, cette inconnue dont on disait que le prince était épris. Sans doute était-ce la cause de cette mélancolie qu’elle devinait.

Salomé ne refusa pas de faire un tour dans les jardins. Le prince en fut satisfait. De tout le palais, c'était bien là l'endroit où il se sentait le mieux. Toute cette verdure, ce parfum des fleurs qui flottent dans l'air, cette légèreté qui s'empare de lui à chacun des pas effectués sur l'herbe. Les souvenirs, teintés de nostalgie, resurgissaient et lui rappelaient tout ce qu'il avait pu y vivre, qu'il soit enfant ou adulte. Des jeux interminables avec son frère jusqu'au jour où il rencontra l'élue de son coeur, tout se déroulait dans ces mêmes et beaux jardins. Tout comme sa première discussion avec sa fiancée officielle. Celle qu'il devrait aimer et choyer aux yeux du monde.

La lionne blanche évoqua les animaux que représentaient leurs deux familles. Un loup, et un lion. Deux prédateurs foncièrement différents mais qui se ressemblaient néanmoins en quelques points. La même prestance. La même beauté. Leandry a mis du temps à comprendre en quoi le canidé pouvait éveiller en lui. Il a mis du temps à intégrer les leçons de sa propre mère ; le loup seul n'est rien, mais la meute survit. Et la meute, c'était son frère. Pendant longtemps, le prince s'était considéré comme un lion lumineux et solitaire. Aujourd'hui, il ne savait plus réellement ce qu'il était.
-Les loups et les lions sont des animaux prestigieux. Nos familles ont plutôt bien choisi leur blason, avoua le Thoron.
Elle raconta avoir passé un bon voyage, ce à quoi le prince acquiesça. Les routes étaient de moins en moins sûres ces derniers temps. Il valait mieux se méfier. L'espace d'un instant, il repensa à Valeriane Tisserêve. Son mari s'était fait assassiner lors d'un voyage d'affaire entre deux villes de l'Empire... Quelle tragédie. Même si Salomé avait plutôt l'aspect d'un épine au pied pour l'instant, il ne lui souhaitait cependant point tout ce malheur.

Salomé, rayonnante de bon coeur et éblouissante de sa chevelure, lança la conversation sur les moments passés au coeur des frondaisons. Tandis qu'ils avançaient côte à côte à travers les haies fleuries, Leandry croisa ses mains dans son dos alors qu'il répondait:
-Calendyr jouit de grands espaces, effectivement. Le palais en profite pleinement en bénéficiant de ses jardins luxuriants.
Contrairement à Hvit Krok, qui se trouvait dans les montagnes, Calendyr avait élu domicile sur une grande plaine plate, lui laissant tout le loisir de s'étendre jusqu'au delà du possible. Sans compter le climat plutôt clément de la capitale, bien plus favorable à la floraison de mille et une fleurs.
-Vous ne vous trompez pas, concilia-t-il. J'ai depuis longtemps abandonné l'idée de compter les heures que j'ai passées ici.
A l'approche de certains souvenirs qui remontaient à la surface, le prince souriait.
-Mon frère et moi saccagions les parterres de fleurs. Nous provoquions ainsi le courroux des jardiniers. Aujourd'hui, j'ai appris à les épargner. Ce n'est pas le cas de Römhen, cependant personne n'ose lui faire remarquer, puisqu'il est le roi.
En effet... Certains habitudes ne changeaient pas, et ce malgré les années qui passaient.

Il évoquait les heures perdues dans ces jardins. Je n’en doute pas. J’ai moi-même toujours aimé me perdre dans les sous-bois des Montagnes Lunaires. Dans les forêts escarpées de sa région natale, tout semblait possible. Elle était libre d’y agir à sa guise et il était difficile d’y retrouver quelqu’un qui souhaitait s’y réfugier. Il valait mieux y avoir un sens aigu de l’orientation, mais cette caractéristique semblait couler dans les veines du peuple de Salomé, si bien que personne ne s’en inquiétait jamais. Cela devait être bien différent de jouer dans ces jardins entretenus où des jardiniers prenaient le temps d’entretenir les parterres de fleurs. Elle trouvait cette esthétique exquise et ne pouvait qu’admirer les fleurs aux milles couleurs, les buissons faussement sauvages et les bosquets qui dessinaient des lieux d’ombre et d’intimité. Leandry avoua qu’ils avaient longtemps piétiné les jolies allées fleuries, sans égard pour le travail formidable des paysagistes.  

Le roi… Je ne crois pas me tromper en pensant qu’il est à l’origine de notre rencontre aujourd’hui. Elle lui jeta un regard en coin, curieuse des relations que les frères entretenaient. Contrairement à de nombreuses familles nobles, elle avait passé peu de temps à Calendyr dans son enfance. Elle ne connaissait pas bien la famille royale, et la plupart de ses informations venaient des rumeurs entendues ici et là. Il lui fallait maintenant faire la part du vrai et du faux. Nous n’attendions pas une telle requête quand nous avons reçu votre messager.

Sa famille avait longtemps été rebelle, insubordonnée au règne implacable des Thorons. Elle se souvenait encore des discours vindicatifs de son père lors de sa petite enfance. Une dizaine d’année avant sa naissance, leurs maisons s’étaient affrontées brutalement et il ne faisait aucun doute que cette période avait marqué ses parents. Les années avaient passées et après quarante années de paix, son père avait adouci ses revendications. Il avait compris que leur puissance n’était plus la même et que jamais ils ne retrouveraient leur indépendance par la guerre. Si Salomé savait bien quels étaient les intérêts de sa famille dans cette alliance, elle se demandait quels pouvaient être ceux de la royauté.

Salomé était douce, docile et polie, Leandry ne pouvait lui enlever cela. Elle était belle, aussi. A marcher entre les rosiers, les yeux de la blonde pétillants des découvertes qu'elle observait dans le jardin. Elle avait une grande prestance, celle d'une lionne fière qui descendait des montagnes qu'elle symbolisait. Pourtant, dans ses iris, le prince y discernait une pointe d'émerveillement. Elle contemplait ce monde de convoitises et de perfections qu'était le palais royal. Palais qui serait, normalement, bientôt sa nouvelle maison.
Leandry aurait pu se laisser charmer par sa beauté. Il aurait pu accepter de se marier avec elle. Elle n'était pas laide. Elle n'était pas lasse. Elle avait tout pour plaire. Pourtant, la lumière de Salomé était ténue par celle de Satine. Le prince ne voyait qu'elle... Il n'arrivait pas à envisager son futur au bras d'une autre femme que la maîtresse du roi.

Salomé, grande dame observatrice et responsable, vint elle-même aborder le sujet que Leandry s'interdisait. Elle évoqua Römhen, le fait que leur rencontre ce jour-là se déroule grâce -ou plutôt à cause- de lui. L'aîné de la fratrie sentait le regard de la lionne posé sur lui, si bien qu'il demeura les yeux perdus dans le vague devant lui.
-Vous ne m'en étonnez guère... Tous les partis qui concernent cette... il s'arrêta, ce mot peinant à franchir le seuil de ses lèvres, de peur d'officialiser ces faits qu'il ne pouvait même pas s'imaginer. Union. Il ne voulait pas s'unir à elle ...cette rencontre, reprit-il, furent fort surpris.
Il déglutit avec peine, sa pomme d'Adam glissant visiblement le long de sa trachée.
-Cette rencontre pourrait mener à une alliance perpétuelle entre nos deux familles.
Il déclara ces mots en fixant le sol qui dévalait sous ses yeux clairs et tourmentés. La paix entre les lions et les loups était vacillante. Elle manquait de s'éteindre au moindre souffle. Un mariage conforterait cet accord dans le bon sens pour Römhen afin d'assiéger les Hvitlove aux Thoron pour de bon. Mais que pensait-elle de tout cela, Salomé ? Voulait-elle s'unir à un parfait inconnu ? Au prince Thoron ? Aimait-elle quelqu'un d'autre ? Cela sera tellement plus facile pour lui de refuser ces fiançailles, ainsi.
-Qu'en pensez-vous ? Vous savez, mon frère a parfois des idées saugrenues...
Oui. Rejeter toute la faute sur Römhen était une excellente idée, Leandry. En même temps, les ennuis ont commencé à cause de lui. Le roi n'avait que ce qu'il méritait et de toute manière, le peuple avait déjà connaissance de ses idées malsaines.