Quelques jours étaient passé depuis son altercation avec Leandry. Les tensions n'avaient cessé de s'accroître et même leurs regards croisés n'avait d'égales que l'animosité et le trou qui se creusait entre eux petit à petit. Il n'y avait rien de plus enivrant dans la rage et la rancœur que tous les conflits actuels, mais ceux que son coeur se livrait entre l'amour et la raison. Cette guerre des sang aurait pu s'arrêter là mais Römhen était un homme de parole -quand il y pensait. Il avait fait parvenir un coeur aux Hvitløve pour leur annoncer la triste nouvelle pour l'aîné, et la vengeresse pour le cadet. Il pourrait au moins le remercier de lui trouver une épouse qui ne soit pas un laideron mais tout ce qu'il avait réussi à saisir, c'était l'ampleur des dégâts que ces fiançailles avaient sur Leandry. Pour quelles raisons, il n'en savait rien mais tout ce qui comptait, c'était que cet événement semblait rendre l'autre complètement dingue et Römhen n'en avait que satisfaction.

Ce soir, le Cercle devait se réunir pour discuter. Römhen avait des choses à partager, ils devaient définir un plan d'action pour les dispositifs scolaires de l'école et le roi avait fait une rencontre impromptue dans les couloirs de son palais. Il finit par entrer dans la salle et celle-ci se trouvait muette de toute autre présence que la sienne. Il en profitait pour arpenter les lieux, jeter un oeil à la carte de prévisions des batailles et... pour siffler la mélodie de la veille qu'il avait entendu par un enfant qui se baladait. Est-ce que tout allait bien se passer ? Il finit par redresser la tête en entendant les portes en bois s'ouvrir et des pas descendre les marches en pierre. Ahmir ? Leandry ? Allarick ? Quel membre de son conseil avait de l'avance tout comme lui pour trainer dans les locaux avant l'heure véritable de la réunion ?

Une nouvelle réunion du Cercle attendait Leandry. Il ne s'en réjouissait pas particulièrement. Assis sur un siège dans sa chambre, les coudes sur les genoux, il déballait ses mains des bandes qui entouraient ses phalanges. Son regard pensif, ailleurs, observait ses doigts se déployer et se refermer, testant la réception à la douleur. L'onguent que lui avait fourni l'herboriste du palais avait fait un merveilleux effet. Les plaies avaient rapidement cicatrisé et les croûtes avaient disparu en en rien de temps, offrant au prince une belle beau neuve aux jointures de ses doigts. Cela signifiait donc qu'il pouvait retourner affronter son frère. Si son corps s'était remis de son excès de colère, alors son esprit aussi. Même s'il ne le pardonnait toujours pas pour ce qu'il avait fait.
Se rasseyant confortablement dans le siège, s'adossant comme un pacha sur le dossier en coussin, il observa un instant la marque dans le mur en face de lui. Il se questionna. Jusqu'où cette rage pouvait le mener ? Il devrait songer à mieux la canaliser. Il avait peur de ne pas savoir ce qu'il se passerait s'il finissait par imploser. En fin de compte... Leandry était comme son père. Comme son frère. Un Thoron. Un vrai.

N'en pouvant plus de ruminer, il se leva du fauteuil et sortit de ses appartements, prenant la direction de la salle du Cercle. Il était en avance, certes. Il se contenterait d'accueillir les premiers arrivants d'un sourire simple, en discutant de choses et d'autres, tout en espérant que son frère serait parmi les derniers à faire son entrée.
Il franchit la porte en bois, descendit les escaliers de pierre qui résonnaient sous ses pas. Il parvint enfin dans la salle, ornée de différentes peintures et tissus au mur. Se trouvait au centre une grande table ronde et des chaises et...
-Römhen.
Il était déjà là. Bien sûr. A cet instant, rien n'était plus froid dans l'univers que les iris du prince. Ce dernier s'avança tout de même au coeur de la salle.
-Ravi de te voir ici de si bonne heure, railla-t-il.

L'arrivée de Leandry ne ravit pas autant Römhen que ce qu'il aurait voulu. Quelque part dans les entrailles de ses ressentiments, malgré l'envie de trouver toutes les plus grandes bêtises pour rendre son frère fou, il y avait aussi cet infime crainte qu'il veuille reprendre son siège et la place à occuper. Si c'était le cas, où était-il prêt à aller pour garder au chaud le trône brûlant et carnassier qui rongeait quiconque osait s'y aventurer ? D'aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait des souvenirs de lui en train de chercher la bagarre à Leandry pour lui voler ses jouets ou sa place à table... et le plus grand avait toujours eu le dessus sur le benjamin. Aujourd'hui, c'était d'une différence notoire que les jouets pour enfants s'étaient transformés en trône sanglant et peuples d'humains. Il avalait sa salive en déglutissant bruyamment. Bien sûr que Römhen assumerait chacune de ses décisions. Ca ne voulait pas dire qu'elles étaient correctes ou propres. Bien au contraire, elles dégageaient des odeurs âcres et plein de mésententes. Leandry. Signe de tête très courtois d'un homme pour un autre sans distinction d'un lien familial. Essayer de se détacher de son frère était peine perdu mais au moins, il essayait par la distanciation sociale.

Römhen prenait le temps d'observer la porte dans l'espoir qu'un autre individu traverse la pièce et fasse changer l'aura noire qui régulait la température de la salle du Cercle mais rien n'y faisait, ce froid hivernal entre les frères Thoron ne cessait de s'accroître. Il s'est passé quelque chose hier soir. Parler travail n'allait être qu'une façon de détourner la conversation. Il pouvait au moins lui énoncer les points importants du conseil que le Cercle allait mener. Une espionne Chèvrefeuille. D'abord la guerre, ensuite l'école, synonyme d'un peu plus de paix.

Un vent glacial soufflait dans la salle. Une tension si forte, inratable. Toute personne qui oserait pénétrer dans le Cercle à cet instant le sentirait. Peut-être même que cette personne reculerait. Toute personne au sein de la citadelle savait de quoi les deux frères en colère étaient capables. Le tonnerre grondait entre les murs, le sol tremblait. Le palais entier se tapissait dans le silence, dans la peur d'éveiller un peu plus leur colère. Certains se demandaient pourquoi la fratrie n'éclatait pas. Certains se demandaient pourquoi ils ne s'étaient pas encore entretués. Certains doutaient de les voir mener à bien leur contrée. Certains doutaient du choix de Leandry de céder le trône. Certains doutaient de la manière de régner de Römhen. Et personne n'osait élever la voix contre eux, de peur de provoquer leur courroux sur ces sujets sensibles.

Le roi salua la prince, dignement, comme il aurait agi avec une simple connaissance. Contrairement au début de leur dernière rencontre en tête à tête, il ne s'agissait plus là de souvenirs naïfs et de rires chaleureux. Leandry n'était pas là de bon coeur, mais par obligation. Et Römhen le sentait bien.
Ce dernier choisit de ne pas titiller l'ours qui sommeillait. Il détourna la conversation vers une toute autre information de la plus haute importance. Il s'est passé quelque chose. Fronçant les sourcils, Leandry prit une grande inspiration, gonflant son torse. La foudre disparut de son regard. Les frères endossèrent le rôle pour quoi ils étaient faits ; gouverner, décider, régner. Ils mettaient de côté leurs différends pour la survie de ce royaume qu'ils chérissaient.  Alors, Römhen parla d'une espionne Gwelnaur. Les yeux du prince s'écarquillèrent. Gwelnaur jouait donc un pion contre eux ? Leandry se retrouva dépourvu de mots. Certes, il aurait pu s'y attendre. Mais se retrouver ainsi devant le fait accompli, c'était lui couper l'herbe sous les pieds.
-Que recherchait-elle ? demanda-t-il en posant ses mains à plat sur la table.
Le questionnement envahit le visage de l'aîné. Il avait besoin de plus. Römhen devait lui fournir des explications. Tout ce mystère l'inquiétait. Il espérait au moins que le roi en sache plus.
-Depuis combien de temps était-elle parmi nous ?

D'aussi loin qu'il se souvienne, Römhen avait toujours eu cette rivalité avec Leandry qui s'était toujours apaisé par un amour profond et une tendresse qu'ils partageaient par le lien du sang. S'ils n'avaient pas été frères, ils n'auraient même jamais été amis. Autrefois, c'était bienveillant et même... ridible. Aujourd'hui, leur querelle menait l'empire Thoron à sa perte par des choix stratégiques qui se différenciaient et se déséquilibraient. Leandry était bien plsu compétent à ce poste qu'un cadet branlant par la domination dont il faisait preuve des femmes de sa vie. Entre Satine et Elenna, son coeur était d'une emprise incroyable et aussi malléable qu'un nourrisson, il avait le don d'attiser la foudre de quiconque croisait son regard.

Les positions cependant changeaient. Ils étaient à des années lumières de leur rixe de sang mais devaient trouver des solutions pour redresser Thoron et rouler sur Elenath. Avec le plus de sang possible pour asseoir son pouvoir. Comme Leandry le pensait si bien, les Chèvrefeuille avaient posé un pion dans l'échiquier de la guerre. Elle voulait, je cite ramener quelque chose pour me faire passer pour un faible et se faire accepter davantage par son roi. Piètre espionne, elle m'a dit qu'elle errait dans les couleurs sur ordre de sa reine de retourner dans ses appartements lors d'une soirée organisée par les nobles. Il expliquait au mieux la situation dans laquelle il s'était trouvé à son frère pour qu'il comprenne les moindres détails et soit maître aussi de cette carte. Elle n'était pas loin de la porte du conseil, clairement loin des appartements des nobles. Encore moins des Chèvrefeuille qui n'avaient reçu aucune invitation à se rendre dans le palais. Il finit par croiser ses bras, mais la main du droit venait tapoter ses lèvres en fronçant les sourcils. Je l'ai renvoyé chez elle avec deux de mes gardes. Il avait profité de son corps aussi en échange d'une promesse de ne pas la trahir. Mais il s'en moquait. Il la trahirait. Elle n'était qu'un petit pion dans la guerre des Thorons. Mais ça veut dire ce que ça veut dire. Chèvrefeuille commence à travailler et à renifler là où ils ne devraient pas. C'était tôt dans les prémices de la bataille mais il fallait réagir. Et vite.

L'inquiétude retrouvée, ombrant son regard d'azur. L'éternel inquiet qu'était Leandry se mettait dans tous ses états à la simple idée qu'une espionne ait pu les écouter sans qu'ils ne s'en aperçoivent pendant plusieurs jours. Une oreille bien placée au sein du palais pouvait tout entendre... Tout. En allant des discussions du Cercle jusqu'aux rumeurs de la cour, en passant par les émois secrets dans les draps d'amants coupables. Toutes ces informations pouvaient valoir son pesant d'or. Un frisson remonta l'échine du prince. Il n'aimait pas ça. Du tout.

Au final, ça ne l'étonnait pas, Leandry. Si les Thoron avait une plutôt bonne entente avec les Galadhorn, c'était tout autre chose avec Gwelnaur et Heledir. Ces derniers avaient leurs raisons indéniables, certes, bien que le prince était contrarié par ce besoin de vengeance alors qu'au final, ni son frère ni lui-même n'avait orchestré la mort de leur roi. Les Gwelnaur, en revanche, ils aimaient faire cavalier seul. Amras n'hésiterait pas à lancer le pavé dans la mare si cela pouvait entamer une nouvelle guerre. Après bientôt deux décennies de paix, le roi Gwelnaur avait besoin de sa dose de sang. Celui qu'il faisait couler au sein de son royaume n'était plus suffisant: il fallait qu'il étende son pouvoir, sa force, qu'il teinte le paysage d'immondices et de mare carmin.
Lorsque Römhen expliqua avoir renvoyé l'espionne chez elle, Leandry se redressa, presque surpris.
-Tu l'as laissée s'échapper ? Sans savoir quelles informations elle pouvait détenir ?
Son ton était posé. Du moins, il essayait de l'être. Qu'est-ce que cette fille allait bien pouvoir ramener à son roi pour "se faire accepter d'avantage" ?
-Par Saeryn, nous n'avons pas assez à gérer avec nos voisins Heledir qu'il faut que Gwelnaur s'en mêle, souffla-t-il en passant une main désarçonnée dans ses cheveux clairs.
Leandry faisait les cent pas. Ils ne pouvaient pas laisser passer un tel acte de la part de Gwelnaur. Il refusait de laisser sa famille passer pour faible en acceptant ce qu'il venait de se passer.
-Il faut leur renvoyer un message. Un avertissement, s'emballa-t-il avec grand engouement avant de reprendre dans sa barbe, il aurait fallu couper la langue de cette espionne et la leur envoyer.
Non s'en envoyer un regard de culpabilité envers Röhmen, car Leandry trouvait insensé de laisser filer si facilement un si bon pion qui avait fini dans leur camp.

Le sujet d'un conflit royal était ce qui pouvait au mieux les rapprocher, au pire leur offrir une nouvelle dispute. Il y avait une relation entre eux qui dépassait les affres de la vie entre frères et c'était bien parti pour qu'ils finissent par se taper sur le visage d'une manière ou d'une autre. La conversation virait à l'accusation du roi d'avoir laissé filer une espionne mais il retrouvait vite sa contenance en concentrant sa colère sur les Chèvrefeuille qui ne faisaient que jouer avec leurs nerfs, davantage la veille avec l'arrivée de la jeune femme blonde qui avait cru pouvoir s'échapper. Elle a les marques de la menace sur le corps. Je ne l'ai pas laissé sortir indemne. Il avait voulu s'en charger lui-même et n'avait rien pu en tirer. Elle était mutine ou alors elle était juste d'une idiotie non-dissimulée. Il optait pour la deuxième option, persuadé que c'était une façon pour elle de ne pas se faire prier et remarquer.

Il sentait le poids de la culpabilité que Leandry lui renvoyait mais il ne voulait pas porter ces pierres de honte dont il ne ressentait aucune valeur. Römhen ne regrettait pas son choix et sa décision. Pour la tuer ? Elle fera passer un message à son roi et à sa reine. Cela suffira bien à sa peine d'avoir condamné son royaume à une guerre imminente. En espérant que le reste du Cercle soit de son avis et qu'il ne soit pas aussi vindicatif que l'était son aîné. Son sourire s'effaçait pour se concentrer sur la suite des événements sans laisser paraitre la réalité de son entretien avec l'espionne dont il avait seulement pris connaissance du prénom. Luthienn. Luthienn qu'il répétait cette fois-ci plus fort. Elle s'appelle Luthienn. Dans le désespoir d'un moment orgasmique, il avait réussi à lui chaparder son identité, laissant des traces de mains et de bleus sur sa peau laiteuse. Il voulait voir les Chèvrefeuille périr, il les connaissait de noms, entendaient des histoires tordues à leur égard et espérait pouvoir les prendre de court. J'ai envie d'utiliser les forces navales Galadhorn pour contourner Elenath par la mer et attaquer directement les putains de barbares qui veulent notre peau. Si on ne leur laisse pas le choix, peut-être que... et il grattait son menton. Il avait un désir de sang, c'était presque indéniable.

Römhen se défendit. Il expliquait qu'il avait su trouver un moyen de pression pour qu'elle transmette simplement un message à ses dirigeants. Leandry, lui, n'était pas certain de cette méthode. Mieux valait commencer crescendo, certes. Les Chèvrefeuille les importunaient depuis un bon moment déjà. Ils n'avaient jamais rien tenté d'important, certes. Ils se contentaient de petits coups en douce. En toute discrétion. Pour préparer quelque chose de grand. Le prince trouvait qu'il valait mieux les stopper tout de suite, avant qu'ils ne prennent trop d'ampleur. Les Thoron avaient une réputation de conquérant. De puissance. Il ne fallait pas qu'ils se laissent marcher sur les pieds. La transmission d'un simple message ne suffirait pas à intimider le roi et la reine Chèvrefeuille.

Leandry se contenta de soupirer. Bon. Et bien ce qui était fait, était fait. Il ne tenait pas particulièrement à se lancer sur les traces de cette espionne pour lui arracher la langue lui-même. Il devrait se contenter des faits et gestes de son frère.
Römhen laissa échapper d'entre ses lèvres le doux prénom de la taupe. Luthienn. Il avait l'air heureux, en formulant ce nom. Comme s'il n'était pas censé lui rappeler un bon souvenir. La mâchoire serrée, Leandry serra les poings sur la table, à côté de laquelle il se tenait, toujours debout.
-Crois-tu qu'elle t'aurait livré sa propre identité ?
Elle aurait tout intérêt à la dissimuler. Leandry n'était pas un expert en matière d'espionnage, mais il savait qu'il valait mieux changer son identité en changeant de mission. Ainsi, la chère Luthienn serait intraçable... Mais là n'était pas le problème, au final. Le problème était de savoir ce qu'elle avait pu apprendre. De savoir ce que les Chèvrefeuille préparaient. De savoir où ils frapperaient. Mais visiblement, le roi avait de la suite dans les idées. Il mettait à plat l'amitié que Thoron entretenait avec Galadhorn afin d'user de leurs flottes pour parvenir en terre ennemie, et ainsi les surprendre. En soi, c'était une très bonne idée. Sauf que...
-Penses-tu qu'Hecktor nous apprécie au point de nous prêter sa flotte ? Ils sont pacifiques. Moins ils font de vague, mieux, ils se portent.
Les doigts de sa main frappaient tour à tour le bois massif de la table en face de lui, pensif, dans un rythme qui pourrait se montrer agaçant à la longue.
-Si nous requérons leur aide, alors ils doivent y trouver un avantage.
Sinon, ils ne se mouilleraient pas. Un comble, pour une famille vivant sur un archipel.

Les relations entre membres d'une même fratrie n'avaient jamais été glorieuses, dans toutes les familles nobles que Römhen connaissait. Lui et Leandry n'en faisait pas exception et s'il voyait l'exaspération du plus âgé des Thorons sur son visage, il ne put que contenir sa parole en pinçant les lèvres. Il aurait voulu parfois que les tensions cessent et se dissipent mais il avait cette désagréable sensation qu'il viendrait lui manger sa place et retournerait au pouvoir si le souverain actuel flanchait. Il n'avait pas le droit à l'erreur. Les bras croisés et une main qui touchait ses lèvres, comme en pleine réflexion, il écoutait les questionnements que lui posait son rival, pointant du doigt sans nul doute son incapacité à trouver des solutions réelles par rapport à leur situation. Est-ce qu'il avait droit au moins au bénéfice du doute ? Il n'était pas sûr que Leandry le lui accorde, pour peu qu'il fasse à nouveau un pas de travers.

Römhen soufflait légèrement par le nez, profondément... saoulée, sans autre forme de respect par le ton désobligeant qu'entretenait les frères Thorons, mais avait-il seulement le choix ? Si Römhen était un piètre stratège, Leandry quant à lui avait une expérience et une sagesse qu'il n'avait pas. Le souverain en avait bien conscient mais ne pouvait se larder de donner raison à l'autre. Un pourcentage marchand sur les pierres de lune pendant une année ? Peut-être que l'idée était stupide, mais la flotte des Galadhorn leur permettrait de passer sans souci de se rendre au domaine des Chèvrefeuille. Enfin... sans souci était un mot qu'il ne connaissait plus depuis très longtemps. Désireux de paraitre un peu plus fier, quoique plus ridicule, il gonflait un peu le torse en se redressant mais la grandeur de l'Homme ne résidait pas en sa capacité physique mais en ses exploits humains. Et Römhen n'en savait pourtant rien... Il glissait sa langue entre ses lèvres pour se les humidifier. Je crois me rappeler d'une chose que Luthienn m'a dit... c'était quoi déjà... et il semblait réfléchir un moment. Elle parlait du... fait qu'il était vaillant et costaud, pas comme son roi en train de tomber malade. Mais les mots dans l'intimité valaient-ils le coup d'être avoué ?

La menace des Chèvrefeuille pesait depuis quelques semaines sur Thoron. Une famille puissante venue du nord, par l'océan, issue d'une contrée lointaine, inconnue à Elenath. Elle avait pour but de marcher sur Thoron... Mais ils ne savaient pas qu'ils avaient choisi la mauvaise cible. Les Thoron étaient coriaces et leur donneraient du fil à retordre. Les loups montreraient les crocs sans hésiter pour garder leur territoire et n'hésiteraient pas à mordre afin de l'étendre. Le problème étant que la flotte des loups était assez pitoyable... Voilà bien un domaine où ils n'excellaient pas et où il leur faudrait s'allier à d'autres afin de gagner en puissance. Galadhorn était leur seule option. Leurs liens avec Heledir étaient toujours inexistants et Gwelnaur et bien... C'était Gwelnaur. Leandry ne leur faisait pas confiance pour un écu.
-Hm, oui, ce peut être une bonne idée, accepta Leandry en hochant la tête à la proposition de son frère.
Römhen gonfla son torse. Leandry, du coin de l'oeil, perçut ce tic bien connu de son cadet. Le roi avait le ressentiment de montrer sa fierté en gonflant le torse quand le prince marchait trop sur ses plates bandes. Il était bien vrai que Leandry l'avait sermonné, et si Römhen n'y avait pas réagi, ça semblait l'avoir tout de même touché dans son estime.
Enfin, il se mit à fouiller sa mémoire, à la recherche d'une information que cette espionne lui avait fourni. Ou, si ce n'était pas une information, au moins ce qui s'apparentait à une piste pour l'avenir. Mais les souvenirs de Römhen lui faisaient défaut, visiblement. Leandry posa ses paumes à plat sur la table la séparait de son frère. La tête légèrement inclinée vers l'avant, le regard transcendant.
-Römhen, que t'a-t-elle dit ?
Il se mit à se mordiller la lèvre inférieure. Pourquoi peinait-il tant à remettre la main sur cette information ? Elle avait l'air brouillée au milieu de tant d'autres... Que s'était-il passé lors de cette rencontre fortuite ?
-Vous avez parlé si longtemps que cela pour que tu n'arrives pas à t'en souvenir ?
Sourcil levé. Doute dans les orbes intriguées du prince.

Totalement étonnée de la réponse de Leandry qui lui donnait raison, Römhen eut ce besoin pathétique de montrer qu'il était valeureux et même un peu trop grand. Il avait toujours ce complexe d'infériorité par rapport à son aîné qui avait une facilité de régner, de parole et de ralliement. Il n'était que l'imposteur, Römhen. Celui qui était là parce que le plus vieux n'en voulait pas. Il s'en contentait, laissait les railleries pester contre son coeur et s'essouffler à courir après les hypocrisies. C'était tout ou rien, et là, dans ces conditions tendues, pour le souverain c'était absolument tout. Il prendrait ce qu'il peut s'offrir et arracherait ce qui ne lui appartient pas. Il le ferait à. chaque. fois. Cependant, Leandry semblait avoir entendu son hésitation, ou sa perte de concentration dans le souvenir de la nuit passé avec Luthienn, subjugué par une odeur qu'il gardait contre lui depuis la veille. Il laissait son pouce glisser contre sa lèvre inférieure, totalement indifférent à ce qu'il se passait autour de lui et son cerveau vagabondait tout en restant ancré les pieds dans une réalité qui ne lui convenait pas.

Il clignait plusieurs fois des yeux pour tenter de retrouver le fil conducteur. Ah oui, les Chèvrefeuilles. C'était un enfant qui ne durait que quelques minutes sur un même jeu. Puis de toute façon, que pouvait-il faire, Leandry ? Que pouvait-il seulement dire qui ne soit pas un mensonge que le plus grand aurait bien assez tôt découvert ? Son roi est malade. Mais cette information était tellement personnelle qu'il ne pouvait cacher la provenance. Elle me l'a dit... dans ma chambre. Et Römhen relevait le regard un peu plus froid que précédemment pour appuyer son propos et que Leandry comprenne plutôt rapidement. Luthienn était divinement belle et l'occasion d'un corps aussi somptueux n'allait pas à nouveau pénétrer ses lieux de si tôt, c'était à ne pas rater et il avait saisi l'occasion au moment où elle s'était présentée. Il était le roi, n'avait-il pas droit à ce genre de privilège ? Il attendait juste la foudre, parce que si quelqu'un avait bien le pouvoir de l'engueuler sans en subir les conséquences, c'était Leandry. 

Tout n'était que jeu de pouvoir entre les deux frères. Ca n'avait jamais été que cela. Un amusement sans fin afin de se prouver sa supériorité. Car même si Leandry n'était désormais plus qu'un prince soumis aux décisions de son roi, il connaissait l'emprise qu'il continuait d'avoir sur son cadet. Il lisait au coeur de ses iris une haine perpétuelle envers son aîné, parce qu'il était celui que le peuple avait choisi. Celui que le peuple aimait. Leandry s'en rendait compte de plus en plus avec les années qui passent. Nombreuses sont les fois où il s'est questionné sur son choix; remettre ce poste si convoité à son petit frère enragé et impulsif. Plus le temps passait et plus il regrettait, d'autant plus désormais que Satine était entrée dans sa vie. Avant, il pouvait se contenter de la vie libre de prince qui s'étendait face à lui. Aujourd'hui, tout était différent... Et quand il se prenait  à regretter, il entendait la voix de leur père dans sa mémoire qui le blâmait. Tu ne feras jamais un bon roi Thoron Leandry. Alors son coeur se serrait, fruit de l'éducation dans laquelle il avait été élevé, dans le but unique de ne jamais gouverner afin de laisser la place au favori de son père. Au final, Leandry n'avait jamais cherché autre chose durant sa vie que de plaire à son père, comme le feraient beaucoup de petits garçons. Résultat, il avait poursuivi cette idée même après sa mort. Cijan serait-il fier de lui ? Fier d'eux ? Il ne le saurait jamais.

Römhen retrouva pied dans la réalité, comme s'il avait été transporté dans le monde alternatif de ses souvenirs. Leandry, lui, n'avait pas perdu sa moue suspecte. Le roi déclara la nouvelle: le roi Chèvrefeuille est malade. Voilà qui faisait un bon point pour les Thoron, alors le prince hocha la tête. Et puis la suite le ravit beaucoup moins...
-Römhen, gronda Leandry en frappant son poing sur la table. Calendyr déborde de catins et tu parviens à sauter l'ennemi ?!
Des flammes incandescentes brûlaient dans les yeux clairs du prince. Non seulement il avait Satine, la plus belle femme du monde à ses yeux, et il trouvait encore moyen de copuler avec une Chèvrefeuille. Un fort goût d'amertume s'engouffra dans sa bouche.
-Nous avions une espionne Chèvrefeuille entre nos murs et tout ce qu'on en tire, c'est une infâme sauterie, grommela-t-il dans sa barbe.
Car en effet, pouvait-on vraiment prétendre pour vrai une information glissée entre deux baisers ardents ? Les espions étaient des personnes emplies de malice qui prenaient plaisir à se jouer de leurs ennemis. Cette Luthienn devait encore rire de la facilité du roi Thoron. Une partie de jambes en l'air cocasse et tout était oublié. Ou comment se faire passer pour la risée d'Elenath et au-delà.

Exaspéré, Römhen leva les yeux au ciel face aux propos venimeux de Leandry. Il se moquait d'avoir fourré son sexe dans le mauvaise personne, tout ce qui l'importait c'était la nuit mouvementée et intéressante qu'il avait gagné, parce que niveau souplesse, Luthienn était maître dans l'art de la danse corporelle. Il se souvenait de la façon dont elle avait tourné sur son corps et il était en train de se remémorer le souvenir, le sourire aux lèvres, quand Leandry le ramena à la raison. Oh ça va ! C'était juste une nuit de décadence ! Elle aurait pu être Galadhorn ou même Heledir que ça aurait été pareil ! Et il levait sa main vers le haut, en la rejetant en arrière. Il soupirait fortement en contournant le table de guerre pour rejoindre son frère et se mettre devant lui. Il aurait rêvé d'une chose, là, tout de suite : échanger les positions. Qu'il n'ait plus de responsabilités, qu'il n'ait plus la pression d'être un roi qui devait prendre les décisions de tout un royaume. Peut-être que son père avait fait l'erreur de lui offrir toute sa confiance parce qu'en l'état, il était détesté, humilié, tout le monde vénérait les propos de Leandry et Cijan n'était plus là. Donc Cijan n'aurait rien à redire sur son aîné reprenait le poste comme il lui devait. De force ou de dépit.

Les devoirs d'un empereur étaient de satisfaire son peuple pour qu'il l'aime et le défende quoiqu'il arrive. Celui de Römhen, c'était de régner par la terreur. Et la seule personne dont il voulait une soumission complète n'était autre que celui qui ne craignait que le dragon d'une fureur paternelle. C'était terriblement humiliant, Römhen n'était qu'un gamin investi dans une mission impossible à réaliser. J'invite encore qui je souhaite dans mon lit ! Je ne te demande pas l'autorisation pour qui je baise ! Et l'emploi de la vulgarité était nécessaire pour appuyer ses propos et justifier d'une véracité qui n'en était pas. Il était en train de satisfaire des comportements qui n'étaient pas négociables. Il avait failli, il n'aurait jamais dû coucher avec une idiote d'une contrée ennemie mais ses désirs avaient pris le dessus sur sa personnalité d'idiot du royaume. Maintenant et pour toujours, il laissait son coeur et ses impulsions vagabonder dans son esprit pour régir tous les aspects de sa vie, que ça soit personnels, personnels ou royales. L'esprit, la raison, le coeur... Un triangle désharmonieux que Römhen n'arrivait pas à balancer comme il faut. Arrête de faire d'une sauterie, une histoire dramatique. Le plus important est de savoir que le roi est malade. Toujours détourner l'attention, repousser les conversations gênantes.

La remarque de l'aîné exaspéra le roi. Mais cela, Leandry aurait pu le parier entre mille. Römhen détestait que ses faits et gestes soient contestés par son frère qu'il dépréciait pour le simple fait qu'il tente toujours de se faire passer pour son supérieur. De cela, Leandry ne s'en rendait même plus compte, et il le faisait avec précision et minutie pour ne jamais dépasser les bornes. Si Römhen était un roi plus responsable et droit, alors le prince n'aurait jamais osé lui faire de telles remarques. Pourtant, il avait commencé à dénicher un grand plaisir à le provoquer pour en voir ses réactions. Même s'il ne le faisait la plupart du temps pas par bonté de coeur, mais plutôt par contrariété, il se retrouvait bien souvent consolé par les réactions exagérées de Römhen.
Seulement, cette fois-ci, la réponse du roi ne satisfit en aucun cas le prince. Sûrement car cette critique faisait écho à ce qu'il vivait au quotidien, cette douleur et cette jalousie de le voir s'éclipser Satine au bras. Leandry s'estimait si chanceux d'avoir une femme si merveilleuse à ses côtés qu'il en avait écarté toutes les autres. Cela le rendait fou de ne pas voir son frère ouvrir les yeux sur la chance qu'il possédait en abusant de toutes celles qui s'offraient à lui.
-Le jour où tu feras passer ton devoir de roi après ton propre plaisir personnel, ton royaume s'en portera bien mieux, mon frère.
Il avait sifflé ses mots en ponctuant sa phrase par son index qui s'écrasait contre la table. Ce genre de constat qui pouvait aisément faire perdre la tête de Römhen, mais que Leandry ne se gênait pas de dévoiler, en tant que conseiller et en tant que frère. Le seul homme d'Elenath protégé des flammes de l'enfer par un don venu du ciel; le lien de sang. Mais jusqu'à quand ce lien tiendra-t-il ? N'était-il pas déjà en train de s'effriter ?
-Je ne suis pas l'homme qui t'empêchera de baiser qui que ce soit, reprit-il en appuyant sur le mot qui faisait écho à celui de Römhen, je ne souhaite d'ailleurs pas en connaître davantage à ce sujet.
Il se pencha sur la table pour s'approcher un peu plus de lui, les deux paumes à plat. Il souleva un sourcil, interrogateur, un brin taquin.
-Mais ne crois-tu pas que cette belle Luthienn ne t'ai dit cela que pour te faire jouir davantage ? Qu'est-ce qui te fait croire que ça pourrait être vrai ?
Si c'était le cas, alors c'était une bonne nouvelle pour Thoron. Et si elle mentait, ou s'ils n'avaient aucun moyen de découvrir la vérité, eh bien... Les voilà bien dupés

Les nasaux qui s'étiraient pour laisser passer l'air d'exaspération, Römhen soufflait légèrement et fustigeait chaque mot que Leandry pouvait lui dire. Ces derniers temps, les deux frères n'arrivaient plus à se comprendre, plus à se parler. Quelque chose les séparait définitivement et s'il savait que le lien ne pourrait jamais se réparer, Römhen n'avait que faire dorénavant de la politesse. Plus de "mon frère" ou tout autre surnom qui frôlait le respect. Römhen se penchant en avant, les deux mains à plat sur le grand plan devant lui en serrant les dents, pour cracher de ses lèvres venimeuses ce que je décide ne te plait guerre, Leandry, fallait-il encore que tu veuilles garder ce poste. Parce que si son frère était vénéré des citoyens, il n'était pas le même cas pour Römhen mais l'aîné avait fait un choix et il était hors de question qu'il ne l'assume pas. Le souverain reculait légèrement pour laisser place à la carte devant eux, des voix se faisant entendre à travers les murs, des escaliers qui résonnaient des sons et des rires gras des membres du Cercle. Le son était fort mais Römhen savait qu'il avait encore quelques secondes devant lui, une bonne quarantaine, pour justifier de ses faits et gestes auprès de Leandry. Et même s'il n'avait pas besoin d'appuyer chacun de ses propos par une explication, il avait le sentiment qu'il le devait à chaque fois. Surement l'ascendant de l'aîné sur le cadet, par pouvoir du sang et non pas du statut, cette fois ci. Parce que je le sais, c'est tout. Je me suis renseignée sur elle et je pense que c'est une opération solitaire et totalement indépendante des Chèvrefeuille. A dire vrai, Römhen n'en savait rien. Il savait surtout qu'il n'aurait jamais du coucher avec elle mais il ne l'assumera jamais officiellement et verbalement à Leandry parce que comme à son habitude, il se ferait rabaisser pour ses choix pitoyables. Römhen était le roi qui parlait avec son coeur et non pas avec son esprit. Et comme son palpitant n'était pas vaillant mais de flammes, chacune de ses réactions était généralement dépourvu de bon sens.

Römhen se retournait, cherchant à cacher sa honte, sa colère ou son désarroi sur son visage. Jamais il ne parviendrait à prendre les bonnes décisions, et Leandry aurait toujours le beau rôle. Ca le rendait dans une rage qui aurait pu le faire fumer des cheveux, son visage était moite et tout ce qu'il voyait, c'était un reflet flou de lui-même dans le vitrail qui entourait la tour de cette pièce. Je ne veux plus t'entendre, ajoutait-il en levant la main plein d'anneaux, toujours dos à son frère. Il en avait marre, marre d'être le paria. Il ne serait plus le roi par défaut. Il serait tout autre chose.