Plus belle que la beauté, il y a ses ruines
Plus beau que tous les sommets sont les abîmes.
Et le Royaume, sous les vociférations.
Scène dantesque jouée dans l'une des artères royales, digne des plus grandes tragédies d'un autre monde. Amras au milieu de la pièce, Ariana postée à un autre milieu et Leann perdue quelque part entre les deux - une servante terrorisée en guise de spectateur aveugle, plutôt absorbée dans la contemplation de ses pieds qu'assez brave pour y perdre un oeil.
La joute lui semblait durer depuis des heures et à chaque assaut, les épaules de la Reine faiblissaient un peu plus de devoir les tempérer. Moins exaltée de porter secours qu'à son habitude, peut-être, à une fille qui du reste ne le lui demandait pas, ce soir, et faisait même tout pour la contrer.
Et pour cause, Leann l'avait dénoncée.
La dernière frasque d'Ariana avait coûté la patte d'un des meilleurs destriers du Royaume : une véritable arme de guerre aujourd'hui tout juste bonne à être dévorée. L'enfant avait pointé sa suivante dans un scénario un peu trop alambiqué, laissant à sa digne mère l'heur d'imaginer toutes les fois que les serviteurs avaient subi des châtiments pour elle. Leann en retirait le sentiment de se réveiller en sursaut d'un doux rêve, un rêve où elle crevait seulement d'envie de replonger. Ouvrir les yeux sur la véritable nature de son engeance pouvait parfois s'avérer cruel, doux massacre des illusions matricielles.
Mais elle n'avait certainement pas élevé une enfant lâche et plutôt crever que de laisser le monde retenir cela d'elle.
Leann avait eu le choix : s'épargner la rage incoercible de son mari en laissant une pauvre fille subir le même sort que l'animal, dans la loi du talion qui faisait battre le coeur de son peuple depuis toujours ; ou assumer son rôle de mère et inculquer une leçon nécessaire à sa fille, sans jamais avoir la certitude qu'elle serait la bonne, car Amras avait des qualités insoupçonnées mais la finesse de l'élevage n'en faisait pas partie. La Reine, ce soir, prenait le risque de perdre à jamais la confiance de sa fille pour un enseignement brutal et infertile.
Alors elle défendait. Malgré tout. Elle tempérait. Cependant. S'interposait. Inexorablement.
A s'en aliéner, à s'en tuer dans l’œuf, toutes les raisons pour lesquelles elle s'entêtait encore. A la fin, les vertiges du combat en oubliaient le sens même de ses actes.
Plus belle encore que l’histoire, il y a sa chute
Et plus belle que l’espoir, il y a la lutte
Ariana ne mourut pas sous la lame de son père, cette nuit-là, pas encore ; exposant ainsi la Reine à un autre dilemme. Choisissant de remettre à plus tard les leçons d'une fille qui ne voulait guère plus lui adresser la parole, Leann suivit son mari dans la chambre royale pour encaisser ses humeurs à lui. Ce qu'elle avait pris pour les cendres d'un feu noyé n'étaient que des braises attendant tout juste de flamber.
Pas de faire valoir ni de spectateur mal avisé, cette fois : rien que deux coeurs au corps à corps, dans un combat sans vainqueur.
Vous la couvez trop. Et vous pas assez. C'est encore une enfant. C'est déjà une femme. C'est une Gwelnaur, c'est une furie. C'est ingérable, c'est maudit. Les arguments tournaient en rond avant même d'être prononcés. Manège infernal duquel Leann n'avait plus la force de se sortir. Chaque mot était une arme de jet effritant les murailles, chaque cri un nouvel assaut dans les terres secouées de ses déboires.
Elle avait pourtant essuyé d'autres tempêtes avec plus de finesse et de grâce, peut-être qu'il fallut seulement la millième pour effriter sa tenue. Son coeur harassé crépitait dans chacune de ses verves excessives et elle se tuait qu'Amras s'entêtât à ne plus l'entendre. Elle avait envie de hurler, Leann. Tout simplement, qu'elle avait besoin de lui.
« Vous n'êtes
pas là !
»Cri de détresse trahi par une attaque de son ire malhabile. Elle cria plus fort que lui, cette fois - ce qui eut le bienfait et le malheur de le désarçonner un peu.
« Si vous vous entêtez à ne pointer votre nez que quand il est l'heure de la réprimander, elle finira par bel et bien vous détester. C'est ce que vous voulez ?
»Leann était malade. Malade de solitude, malade de détresse. La perte du dernier, après l'espoir cuisant de l'avoir regardé vivre, avait achevé pour un temps trop long son optimisme grandiose. Ce qu'elle pensait effacé retrouvait la superbe de ses contours chaque fois que son mari la fuyait.
Le pire ce n'était peut-être pas sa propre tragédie : mais encore d'être incapable d'apaiser celle de son mari. Cette fois le coeur d'Amras lui était inaccessible, parce que lui-même le désertait dans des oublis habiles. Mais elle, elle avait besoin d'aide. Elle, elle n'en pouvait plus. Elle ne savait plus faire ça seule.
Prétendre.
Encore et encore, prétendre.
« Je me demande ce que les dieux ont à dire de tout ça ! Un homme qui fuit son devoir pour des chaleurs faciles : vous allez nous provoquer le malheur, vous allez nous dét...
»La douleur cuit sa joue avant d'en entendre le bruit - ou son écho déjà mort. L'esprit chut de dix montagnes. Atterrie après une seconde d'hébétude, sur la vision du mur où son regard avait dévissé. Et quand Leann comprit enfin, ce qui venait de se produire, son corps se tendit immédiatement à l'affût d'une suite.
Une suite qui ne vint pas.
Rien n'est détruit, tout est brisé.Quelque chose, en tout cas, se fêla : dans le corps imperceptiblement tendu à l'idée de souffrir. Dans les mots, tous les mots, qu'il venait de désintégrer à son esprit d'une seule rasade. Dans l'argument imparable et le silence terrible qui s'ensuivit.
Leann redescendait. Et réalisa. Bien après le drame.
Elle venait d'avoir peur de lui.
Au bout de ses forces, elle refusa même de déplacer son visage pour lui livrer ses larmes.
Bien plus beau que le bonheur, son souvenir
Plus marquant que le meilleur, reste le pire
Plus brûlants que l’amour sont ses déboires
Plus profonde que le jour est la nuit noire
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