T'as le regard noir du corbeau qui gravite vers les morts,
Au fond du cœur, le soleil noir, doux oxymore.

Ce sont tes pas qui te guident, ceux-là que tu n'écoutes pas, mais qui te mènent tout droit vers l'antre des Enfers.
De sa porte d'ébène, tu ne te rappelles rien, rien que ses cheveux blonds et ses yeux clairs, ses iris peinturlurées d'une douceur éphémère, diablement assorties à ce sourire enfantin et naïf qui disparaît sous les gémissements de la catin. Cet oxymore maladif, qui t'a rendu inattentif aux affres traversant ton cœur, ton âme, ton esprit, enchantant ton être tout entier et tes souvenirs altérés.

En elle, c'est Lucia que tu vois. Même regard clair, mêmes cheveux blonds, même douceur angélique, auréole au dessus de la tête et angelot cul nu dans son sillage. Et les traces de son passage, ces traces mélodieuses, mélancoliques et odorantes - bougies, lavandes ; ces traces que tu suivrais jusqu'en Enfer si les dieux ne s'étaient pas amusés à te la prendre pour ne jamais te la rendre, assassinat mordoré au liquide carmin ruisselant.
Car c'est le corps sans vie, inanimé de Lucia que tu as tenu entre tes bras, allongé. C'est ce corps, immonde et froid, inerte mais pourtant si désirable et si aimé, ce corps que tu as baisé de tes lèvres affligées, alors que les larmes se créaient un passage sur tes joues en l'honneur de l'éternité. Cette éternité à reconstruire, ailleurs, sans elle, sans elle et son bébé, sans elle et ses vêtements tâchés de son propre sang, uni à celui de l'être à naître.

Et tes pas t'y mènent, sans savoir pourquoi, sans savoir comment, sans que tu n'y songes, tant la folie impose un filtre à ton esprit. Tu veux la revoir, elle, Lucia, et c'est par cette catin que tu la retrouveras. Voilà ce qu'hurle la voix dans ton cerveau, dans tes idées qui s'entrechoquent et s'entrecroisent sans plus jamais tomber sur la raison, sans se défaire de la folie.
▬ Je veux la voir. Philla. Le regard ferme de la patronne, cette patronne qui tient d'une main de maître son bordel, cette patronne qui sait qu'en un instant tout peut vaciller, dans le lieu des affres et des désirs, des âmes tourmentées. Les gémissements accueillent ta présence en cette antre, Geory, les femmes se montrent, aguicheuses, perverses, érotiques et lascives, elles dansent autour de toi, dans cette bivalence irisée, mais toi, tu n'as d'yeux que pour elle, tu n'as l'âme qu'à elle. Philla. Philla et son odeur de Lucia.

Soirée cotonneuse aux effluves de l'encens qui brûle à l'étage inférieur. C'est sa soirée à elle, sa soirée de liberté, la soirée où elle n'a pas à ouvrir les cuisses pour le premier qui jettera quelques argents dans sa direction. Elle peut laisser le corset au placard et s'enrouler dans son saut-de-lit le plus confortable, les pieds nus alors qu'elle se perche au bord de la fenêtre pour observer le va et vient des citoyens dans la rue qui passe devant la Fleur d'Ebène. Elle compte les corps qu'elle voit se presser sur les pavés de Belithrael, les yeux encore pleins d'un sommeil dont elle vient de se détacher et duquel elle a du mal à s'arracher complètement, et elle retournerait bien dormir encore quelques heures, mais la soirée débute et certaines portes se sont déjà closes sur des gémissements d'un plaisir feint. Il faudrait qu'elle pense à grignoter un bout, aussi.

Mais pour le moment elle se contente de compter. Cinq, six, sept, huit et neuf — Desmara a tenu à lui apprendre la lecture, l'écriture et les chiffres quand elle est arrivée à la maison, compétences avortées par une guerre qui lui a arraché un foyer et une mère qui lui manque atrocement parfois, puis elle fait tourner le médaillon entre ses doigts et le manque s'estompe, juste un peu. Neuf, dix, onze. Philla se redresse à la douzième personne, silhouette bien connue qui s'arrête, juste un instant, devant l'établissement avant de s'y engouffrer.

Il est là.

Elle a de la chance, avec sa petite chambre qui donne sur la rue et qui lui permet de se précipiter dans les couloirs de la maison en dépit de son apparence qui trahit son réveil récent, avec ses cheveux en bataille et l'absence de rouge sur les lèvres, en évitant habilement les mains qui se voudraient volontiers baladeuses sur un sein ou une fesse. Philla se contente d'adresser son plus beau sourire aux râleurs, mais ceux-là, elle n'en a pas grand-chose à faire.

Il est grand, Geory, large d'épaule et il toise Desmara qui semble prête à le renvoyer d'où il vient — elle peut déjà entendre la voix de la matrone qui clame qu'elle n'est pas disponible ce soir, mais Philla pose une main délicate sur le coude de sa protectrice et lui adresse un sourire qui se veut rassurant. « Ca ira, Desmara. Ne t'inquiète pas. » En guise de réponse, la blonde enfant récolte un soupir d'agacement, mais déjà son attention préfère se reporter sur son visiteur du soir, et elle resserre un peu son négligé autour de son corps, non par pudeur mais dans un espoir futile de combattre le courant d'air glacial qui semble toujours régner dans le rez-de-chaussée.

« Geory. » La voix se veut douce, à peine audible dans le brouhaha ambiant de gémissements et de crasseries, et elle glisse une main dans celle de l'homme, si grande et tellement rugueuse contre la sienne. « Viens. Allons à l'étage, on y sera plus tranquilles. »

La matrone qui te glisse d'une voix aussi sèche et aride que ne l'est sans doute son antre, vu son âge, que Philla ne travaille pas ce soir et qu'elle ne descendra pas selon ton bon vouloir. Les intonations de sa voix sont méprisantes, comme à son habitude, sans doute n'aime-t-elle pas voir ses émois divers et tourbillonnants dans les douces iris de sa petite protégée, qui se meut vraisemblablement pour toi, ours mal léché et définitivement mal rasé. Sans doute en a-t-elle - à juste titre - après ta réputation anguinaire et carnassière, sans doute fait-elle des cauchemars, la nuit, de Philla éviscérée par tes bons soins après une crise de folie.
Peux-tu seulement lui en vouloir, alors que toi-même tremble derrière chacun de ces délires qui te poursuivent comme une mouche sa pauvre victime ? Toi qui laisses traîner derrière chacun de tes pas les vestiges carmins de tes lubies, toi qui n'hésites pas à vanter tes compétences et ne te sépares pas (même dans un bordel) de la sanguinaire Ailassa, épée trônant sur ton épaule et ne se séparant jamais de toi ? Il est des images plus reluisantes que celle que tu renvoies, Geory ; et le regard mauvais de la matrone n'est qu'un maigre prix à payer.
Elle n'est pas là. Ce soir, elle ne bosse pas. Elle le répète, la mégère, et toi tu crains que cela ne soit vrai, tu pleures en ton for intérieur de son absence, tant ton désir brûle d'aise pour elle. Tu sens le délire te prendre, peu à peu, tes yeux se voiler, et tu sens qu'il te faut fuir très vite si tu ne veux pas définitivement être exclu de cet antre paradisiaque, de ce lieu élégiaque. Et puis...

Et puis la voilà, qui descend à toutes jambes les escaliers du bordel, les cheveux mal peigné, les lèvres nues, elle de toute beauté. Il te semble qu'un ange tombe du ciel, et crois ne jamais l'avoir vue si belle qu'en cette charmante nuitée qui se profile à l'horizon. Le naturel lui va à ravir, et tu ressens au demeurant un espèce de picotement en ton for intérieur - comme si elle te gratifiait d'un trésor inestimable, à ne donner à nul autre, comme si en un sens la possession était clamée et marquée par le sourire enfantin de Philla.
Elle s'oppose à sa maîtresse, d'ailleurs, puis glisse sa minuscule main dans la tienne, d'ours, rugueuse et presque encore sanguinolente. Ce n'est que sans tarder qu'elle t'emboîte le pas et te montre le chemin, t'invitant à la suivre, et derrière elle cette odeur qu'ele parsème sur son passage, cet odeur du paradis, cet avant-goût de l'extase, dont quelques gouttes ont du perler sur sa tenue de nuit, entrouverte, délicieusement sensuelle mais jamais vulgaire. Et la porte de sa chambre qui se referme sur vous, sur ce duo étrange que vous formez dans le confort et la complicité de la lune et des étoiles. Tu lui adresses ton plus joli sourire.
▬ C'est vrai que tu ne travaillais pas ce soir, Philla ? Ce besoin de s'assurer de cet honneur qu'elle te fait, pour la traiter comme la divinité qu'à tes yeux elle est.

Elle sent déjà le regard désapprobateur de Desmara sur le couple étrange qu'ils forment, pressent déjà les mots sur les lèvres de la matrone, mais Philla se contente de lui tirer la langue, réflexe purement enfantin et immature qu'elle assume pleinement. Desmara est un problème pour un autre jour, et la blonde préfère se concentrer sur Geory, pour le moment, sur la main qu'elle tient fermement dans les siennes pendant qu'elle guide le chemin vers sa petite chambre. Les quelques filles qu'ils croisent s'étonnent de la voir accompagnée, mais Philla se contente de sourire de toutes ses dents, avec un vague geste de la main qui prouve que tout va bien, comme d'habitude. Elle rêve de mieux qu'une chambre dans un bordel, mais pour le moment c'est le mieux qu'elle puisse avoir, alors tout va bien — même si sa seule soirée de solitude vient de s'envoler avec la présence de Geory. Ce n'est pas grave. Elle l'a bien voulu, aussi, c'est elle qui est allée le chercher à l'entrée.

La porte se ferme derrière eux avec un déclic décisif, les coupe du monde extérieur en dépit des sons qui s'infiltrent entre les planches du sol. La fenêtre est restée entrouverte, laisse passer un filet de l'air éternellement glacial de Belithrael, mais Philla se contente de se percher sur son lit avec un rebond du matelas et hoche la tête à sa question. « Mmh. Mais c'est pas grave. Desmara va me mettre une soufflante demain, mais elle s'en remettra. » Les règles sont les règles pour tout le monde, et bien qu'elle ait souvent l'impression d'être sa petite préférée, Philla sait parfaitement qu'elle ne déroge pas au règlement impitoyable que la matrone impose à toutes ses protégées. Elle ne peut pas la blâmer non plus. Desmara les nourrit, les habille et les soigne, leur offre un toit et un âtre chaud. Elles peuvent bien se plier aux règles en contrepartie.

Elle l'observe un moment, Philla, silencieuse et un sourire mutin aux lèvres, les jambes nues qui se balancent dans le vide un moment. Sa bouche nue et ses cheveux en bataille la font paraître plus jeune qu'elle ne l'est vraiment, loin de l'apparat et des dentelles habituelles de la Fleur d'Ebène. Elle serait presque prête à s'excuser de se présenter dans un tel état, mais il ne semble pas vraiment s'en préoccuper. « Je pense que tu peux te défaire de ton épée le temps de cette soirée, non ? » la demoiselle suggère finalement. Elle incline la tête sur le côté, laisse ses boucles blondes cascader sur une épaule, dévoile la ligne de son cou pâle. « Viens là. » Elle tend une main vers lui. Offerte.