▬ somewhere, in a far far land.
« I know your very far away but,
come back to me, my sun and stars. »
(6 years old)
Lorsque le bâton fendit l’air et s’abattit sur la joue de la fillette, le sang de son grand-frère ne fit qu’un tour. Tous deux se regardèrent hébétés un instant : l’aîné sentit même les larmes lui monter aux yeux. Mais alors qu’il s’attendait à ce que l’enfant se mette à hurler et sangloter, attirant ainsi les foudres de leur père sur eux, elle éclata de rire malgré les quelques larmes qui coulaient de ses prunelles azur. Elle était comme ça, Ennara. Il se précipita quand même pour essuyer le sang sur sa joue ronde, en se confondant en excuses. Les choses tournaient mal parfois, quand ils jouaient à la guerre. Il avait grandi et l’écart entre sa cadette et lui se creusait. Mais Ennara restait sa compagne d’aventures préférée, parce qu’elle n’avait peur de rien. Et pour une fille, c’était vachement chouette.
— Promis, je dirai rien, le rassura-t-elle en lâchant son bâton, signifiant que la bataille était perdue pour elle. Pour cette fois, en tout cas.
— Merci Enna, répondit-il la gorge serrée. Il savait ce que ça signifiait. ça signifiait la sacrifier, encore une fois. Et si elle était vraiment chouette, lui était un peu lâche.
Comme prévu, Ennara ne fut pas épargnée ce soir-là. Une fois les marches de la scierie grimpées, il fut congédié et rentra dans la maison où leur mère les attendait avec une soupe chaude. Leur père demanda à la cadette de rester, horripilé par l’état de la robe de sa fille et la blessure sur sa joue. Elle s’assit sur le banc de pierre et regarda les troncs entassés sur la terrasse. Lorsque les coups pleuvaient sur elle, l’enfant se concentrait sur l’odeur du bois et le bourdonnement des insectes. Son père n’était pas une mauvaise personne, il était malheureux. C’est ce que lui avait dit sa mère, une fois, alors Ennara avait fini par s’en convaincre. C’était peut-être sa faute, elle était sûrement une mauvaise enfant. Elle avait appris à vivre avec, et la vie à la scierie lui plaisait, quand la douleur ne transperçait pas son corps jusque dans ses os.
(16 years old)
Voilà près de dix ans qu’Ennara n’avait pas pleuré. Or, c’était plus fort qu’elle : alors qu’elle pensait que son père ne pouvait pas faire pire, il la condamnait aujourd’hui à une vie de servitude. Elle avait tout fait pour le convaincre, avait crié, s’était accrochée à lui de toutes ses forces, le suppliant de ne pas lui faire ça. Mais se débarrasser d’elle, c’était la meilleure chose qui pouvait arriver au père Justevent. Il avait sauté sur la première occasion de la marier à un homme, qu’importe qu’il ait près de trente ans de plus qu’elle.
— Tu devrais t’estimer heureuse qu’un marchand de son acabit ait voulu épouser une fille comme toi. Tu t’es vue, avec tes cheveux ébouriffés et tes robes sales ? Tu me fais honte, tu me dégoûtes. Elle ne trouva rien à répondre. Bien sûr, elle n’était pas très soigneuse avec ses robes, mais était-ce sa faute si elle s’intéressait peu aux parures et étoles dont les autres filles rêvaient ? Jamais elle n’avait réclamé une robe ou des bijoux. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour protester, son père enchaîna :
— T’as rendu ta mère malade, t’as tué mes fils et tu voudrais mieux que la vie qu’on a daigné t’offrir ?A ça non plus, Ennara ne pouvait pas répondre. Combien de fois elle avait entendu ça, au cours de sa vie ? L’accouchement de sa mère s’étant mal passé, ses deux grossesses suivantes s’étaient soldées par des fausses-couches. C’était le voisin qui lui avait raconté ça un jour, alors qu’elle jouait avec sa fille, et son géniteur s’était fait un plaisir pour le lui rappeler depuis. Voilà qui expliquait l’animosité de son père à son égard. Mais c’était injuste.
Aujourd’hui était le jour de son mariage. Elle se sentait si détachée qu’elle n’était pas sûre que ce soit réel. Tout ce qui la ramenait à la réalité, c’était le regard désolé de son frère assis sur la chaise devant l’âtre.
— J’aimerais te dire que tu es belle, mais … Ce serait mentir. Tu verrais ta tête, tu es vraiment moche. lança-t-il pour tenter de la faire sourire.
Raté.Rien ne la ferait sourire dans une situation comme celle-ci.
Il se renfrogna.
Sa mère finit de resserrer les lacets de son corset, et ce fut terminé. Après ça, Ennara se souvint à peine arriver auprès de son époux, au bras de son père. Elle se souvint à peine de la voix du prêtre qui prononça les voeux, ou même de la couleur des yeux de l’homme qui lui faisait face. Pas plus qu’elle ne se souvint comment elle arriva au lit avec lui, plus tard dans la soirée. La douleur et la terreur la ramenèrent à elle.
Je veux mourir, tuez-moi. Cette pensait tournait en boucle dans sa tête, comme un poison qui s’insinua sournoisement dans son coeur et son esprit. A côté, les coups de lamelle de cuir qu’elle recevait enfant étaient une douce caresse. Ennara pensa à l’odeur du bois et le bourdonnement des insectes. Et comme ça ne suffisait pas, elle se mit à prier pour la première fois les déesses Astalith, Dellyn et Kendassa de lui venir en aide.
(19 years old)
En trois ans, Ennara était devenue méconnaissable. Elle prenait soin de ses robes, nouait correctement ses cheveux, affichait un sourire radieux de bonne épouse. Mais en y prêtant plus attention, le mal être suintait par tous les pores de sa peau. Les cernes sous ses yeux étaient la conséquence de courtes nuits. Son visage était émacié, elle avait perdu ses formes généreuses, sa vigueur d’enfant qui jouait à la guerre. Elle travaillait à la boutique de tissu de son époux le jour, et vivait l’enfer la nuit. Bien sous tout rapport en public, son mari avait rapidement dévoilé son vrai visage avec elle. Ennara en était même venue à regretter son père qui, lui, avait une raison plus cohérente de la haïr. Cet homme n’en n’avait aucune mais ne retenait pas ses coups lorsqu’il était ivre. Qu’elle ne lui ait pas donné d’enfant en trois ans était,
soit disant, sujet de racontars à Calendyr. Pour Ennara, c’était la meilleure chose qui puisse arriver : elle n’aurait pas toléré que son enfant vive la même chose qu’elle.
Ses moments de répit étaient brefs mais plaisants. Elle avait rencontré des gens intéressants, grâce à la boutique. Des gens de tous les horizons, de toutes les classes sociales. Elle aimait écouter leurs histoires, qui lui changeaient les idées. Son frère lui rendait souvent visite, conscient de la vie qu’elle menait entre ces murs. De toute façon, elle ne pouvait rien lui cacher. Une fois, il évoqua l’idée de fuir tous les deux mais Ennara dit qu’elle ne comptait pas partir. Ce n’était pas l’envie qui manquait, mais elle ne pouvait pas condamner son frère à la pauvreté quand l’une des scieries les plus prolifèrent de la région allait lui revenir bientôt. Non, c’était à elle de régler le problème. L’idée de fuir avait fait son chemin dans sa tête. Ennara avait même commencé à rassembler quelques sous dans une chaussette. Mais chaque fois qu’elle se décidait à le faire, quelque chose l’en empêchait. Jusqu’à la soirée de trop.
Elle l’avait attendu jusqu’à l’aube. Quand il ne rentrait pas, Ennara ne dormait pas. Elle attendait son retour, ou qu’on vienne la prévenir qu’il était mort après s’être fracassé la tête à la sortie de la taverne. Comme d’habitude, la jeune femme ne put s’empêcher de lui faire remarquer l’heure tardive. Il s’approcha d’elle, avec ses yeux rouges, ses joues grasses tombantes et son haleine alcoolisée, avant de répondre :
— C’est à cause de toi, si j’en suis là. Quand est-ce que tu vas me donner un fils, hein ? A quoi sert une femme incapable d’enfanter ?Ennara serra les dents. Mais cette fois, la colère fut trop forte.
— Qui vous dit que ce n’est pas vous, qui êtes incapable d’enfanter ? siffla-t-elle, le regard plein de haine.
Les gifles fusèrent. Ensuite, il l’attrapa par les cheveux et la traîna jusqu’au lit conjugal malgré ses protestations, avec la promesse de lui montrer que ce n’était pas lui le responsable. Mais avant qu’ils ne l’atteignent, la brune s’empara du premier objet qui lui passa sous la main et le fracassa sur le crâne de son mari. Il s’effondra sur le sol, rouge et lourdeau. D’abord, Ennara pensa qu’elle l’avait tué. Dans la panique, elle empaqueta les quelques rares biens auxquels elle tenait, la chaussette remplie de sous, et enfila une cape de voyage. Au moment de quitter la maison, l’homme grogna et lâcha un juron, avant de se hisser péniblement sur ses genoux. Soulagée de savoir qu’elle n’était pas une meurtrière, Ennara dut toutefois se hâter de quitter les lieux en ignorant les
— sale catin, reviens ici ! je vais te tuer ! qui résonnaient dans la nuit noire, derrière elle. Sa course effrénée fut exaltante. Un mélange de terreur et de plaisir l’envahit toute entière, et ce fut la sensation la plus agréable qu’elle ressentit depuis des années. Ennara n’était pas naïve au point de croire qu’elle allait vraiment pouvoir échapper à sa vie, mais c’était plaisant de le penser. Fuir loin d’un père qui la battait, loin d’un mari qui la violait, c’était ça la liberté. Désormais, le temps d’une nuit, elle serait maîtresse de sa vie. Au moins jusqu’à ce que quelqu’un la rattrape, qu’il s’agisse d’un père, un époux ou un garde. Son rire cristallin s’éleva pour aller mourir dans les étoiles de cette sublime nuit d’été.
(21 years old)
Ses lèvres rouges, ses longs cheveux et la courbe de sa poitrine étaient un vrai don des Dieux. Enna ne se laissait pas de caresser cette peau douce et d’embrasser cette bouche. La sensation de la couverture sur sa peau la fit frissonner. Cela faisait trop longtemps qu’elle avait quitté la maison, et un tel plaisir lui avait manqué. Mais Enna ne devait pas trop s’y habituer, ni baisser la garde. Pas même avec
elle.
— Je t’ai manqué, on dirait, souffla cette dernière.
La jeune femme sourit, et rougit légèrement. Elle n’aimait pas parler de ce qu’elle ressentait, et préféra en rire :
— Pas du tout.Avant d’être amantes, elles étaient avant tout amies. Lorsqu’Enna, au fil d’aventures, avait débarqué sur la Terre-Sans-Nom, elle était arrivée affaiblie et très amaigrie. Elle l’avait trouvé au bon moment, l’avait ramenée chez elle, soignée et nourrie sans rien demander en contrepartie. Elle avait bien essayé de quitter sa maison une nuit, mais la jeune femme lui avait barré la route en lui disant que rien ne l’y obligeait et qu’elle pouvait rester si elle n’avait nulle part où aller. Toutes deux s’étaient apprivoisées au fil des jours, se dévoilant progressivement jusqu’à atteindre une complicité oscillant entre l’amour et l’amitié. Pour l’instant, ça leur convenait très bien ainsi.
— Tu mens Enna, je suis sûre que tu pleurais tous les soirs en pensant à moi. Elles rirent plus fort et se chamaillèrent entre les draps.
Pour elle, elle s’appelait Enna. Pour le monde entier, d’ailleurs. Ennara Justevent était morte avec son mariage. La plupart du temps, Enna voyageait. Elle avait été approchée par la Caste du Scorpion, après avoir commis quelques larcins. Au fil des mois, elle s’était perfectionnée, jusqu’à devenir une vraie voleuse. Elle parcourait les différentes contrées à la recherche de ce qu’elles avaient à lui offrir. Elle s’était spécialisée dans le crochetage et le cambriolage de maisons et d’échoppes, parce qu’elle pouvait revendre plus facilement le fruit de ses vols. Il lui arrivait aussi de rendre service à des gens qui croisaient son chemin, contre quelques pièces. La vie était rude et la nourriture manquait souvent, mais Enna ne serait retournée à son ancienne vie pour rien au monde. Le vol était exaltant. Il n’y avait plus que ça pour la faire ressentir quelque chose, en vérité. A l’intérieur, elle était bien trop brisée. Le véritable bonheur, même la joie, étaient des sensations qu’elle ne ressentait plus. Avec cette fille, elle se sentait bien, calme, en confiance aussi. Elle ressentait le plaisir physique, mais le plaisir émotionnel n’était qu’un lointain souvenir. Aussi, Enna ressentait peu de scrupules à dérober les biens des autres. La première fois qu’elle du tuer, en revanche, elle sentit le monde s’écrouler sous ses pieds. Puis ça arriva une seconde fois. Et encore une autre. Finalement, elle s’habitua à ça comme elle s’était habituée à tout le reste, et ça aussi la laissa indifférente.
— Est-ce que tu as vu ton frère ? Enna cessa de rire, et son visage redevint sérieux. Elle secoua la tête en signe de négation.
— Je ne suis pas allée jusqu’à la scierie. Je ne sais toujours pas si c’est une bonne idée. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose qu’il me pense morte. Enna ne pensait pas vraiment ce qu’elle venait de dire.
— Tu peux faire ça à tes parents, mais pas à ton frère. Il t’aime vraiment. Il était prêt à fuir avec toi. Elle acquiesça. Elle n’avait pas tort, mais l’appréhension lui tordait les boyaux. Chaque fois qu’elle se rendait à Calendyr, Enna approchait un peu plus près de la scierie de sa famille dans l’espoir d’apercevoir son frère, mais la peur l’empêchait de s’y rendre vraiment. Elle n’était plus qu’un fantôme pour eux. Son mari avait fait courir le bruit qu’elle avait fui avec un autre homme, finissant de la discréditer auprès des Justevent et de leur entourage. Prendre la décision de partir et de vivre une nouvelle vie - bien que pleine de dangers - était la meilleure qu’elle ait prise, et chaque voyage là-bas la confortait dans cette idée. Mais retrouver son frère, ça, ce serait ce qui pourrait lui arriver de mieux.