▬ somewhere, in a far far land.
« Home is behind, the world ahead,
And there are many paths to tread. »
Appuyé contre le cadre de la fenêtre, Aster observait la vie nocturne de Calendyr. Il y avait déjà plusieurs heures que le soleil s’était couché, en cette période où les jours étaient plus courts et les nuits plus longues. La vue sur la cité avait toujours été bonne depuis la demeure familiale, mais elle était bien plus belle encore depuis cette chambre-ci. S’il avait su, s’il avait seulement pris un peu le temps d’observer plus tôt, il aurait sûrement réclamé de faire de cette pièce la sienne. Et à l’époque, son père aurait sûrement accepté. Et même s’il avait refusé, sa mère aurait été là pour le convaincre. Il laissa échapper un soupir discret.
Le jeune homme tira sur les lourds rideaux en prévision du lever de soleil du lendemain, et alla s’assoir sur le lit, avec une attention maîtrisée pour ne pas en réveiller son occupante. Ses doigts vinrent chasser une mèche qui traversait le visage angélique, puis caressèrent délicatement la douce joue pâle de la belle endormie. Un sourire se forma à ses lèvres, une larme coula sur sa joue. Elle lui ressemblait tellement. L’aîné vint poser un tendre baiser sur le front de sa cadette, et se releva pour quitter la pièce dans un silence presque complet. Il voulut se retourner avant de sortir, la regarder une dernière fois. Il ne le fit pas, de crainte de changer d’avis.
Quand il eut fermé la porte derrière lui, Aster ramassa les affaires qu’il avait laissé sur le pallier, et descendit le grand escalier de pierre. À cette heure de la nuit, il n’y avait plus personne dans les couloirs. Il atteignit sans trouble l’entrée, tourna la grosse clé de la lourde porte, et tira sur celle-ci, laissant entrer un courant d’air frais accompagnant le grincement des pentures frottant contre les gonds rouillés.
«
Si tu passes le pas de cette porte, tu ne seras plus le bienvenu ici. »
Aster se figea, la main crispée sur la porte. Il prit une grande inspiration, et restant dos à son interlocuteur, tourna la tête vers lui.
«
Je ne me sens plus le bienvenu ici depuis bien longtemps.-
Pars, et tu ne seras plus mon fils. »
Son poing se serra comme sa mâchoire se crispait. Il savait que la conversation serait stérile, on ne pouvait pas discuter avec Sorin Celes. Il s’était cru en position de force. Il avait pensé que la menace de son départ jouerait en sa faveur, espéré être écouté. Il n’en était rien. La réponse avait fusé avant même qu’Aster ne finisse la sienne. Sorin ne négociait pas. C’était un homme puissant, fier, sûr de lui. Il n’avait jamais été acculé par qui que ce soit, il ne serait pas acculé par sa progéniture.
Le jeune homme se retourna un peu plus, assez pour pouvoir planter son regard dans celui de son père. Bien qu’il se soit attendu à ce qu’il y vit, la confirmation le blessa. Aucun doute, aucun espoir, aucune tristesse n’était visible dans les yeux du noble Thoron. Rien d’autre qu’un jugement froid, une réprimande silencieuse.
Aster lâcha la porte, tint le regard du maître de maison, puis saisit la poignée extérieure et fit un pas assuré en arrière, puis deux, puis trois, jusqu’à ce qu’il passe enfin le seuil. Après quoi, il se retourna, terminant de fermer la porte derrière lui, laissant celui qui venait de le renier dans un sombre silence.
☆
Un coup manqua de peu sa tête, paré de justesse par l’épée massive dont l’utilité principale devait être l’intimidation. Il n’aimait pas se battre avec, mais il avait été pris de court. Le choc avec l’espadon repoussa le sabre de l’assaillant assez loin pour provoquer une ouverture dont Aster profita sans hésitation. La longue lame ondulée traça sur arc de mort qui manqua de peu de trancher sa victime en deux. L’adrénaline faisait trembler le mercenaire. Quand est-ce que cette simple mission d’escorte avait si mal tourné ?
Un cri le tira de ses pensées. Aster esquiva un coup, puis un deuxième, et le pommeau de son arme alla percuter la tempe de son agresseur, avant que la lame ne taillade ses jambes exposées. Non-loin, des ombres s’affrontaient dans un vacarme étourdissant, et le son de son cœur tambourinant dans ses oreilles ne rendait en rien la situation plus lisible. Il ne savait même pas aux côtés de qui il se battait. Il n’y avait qu’un visage gravé dans sa rétine, le coupable de toute cette mascarade.
★
«
Paige ?-
Oui ?-
Qui est-ce ? »
La servante releva les yeux de sa tâche pour suivre le regard du jeune homme.
«
Nova Leto. C’est une invitée de ton père. Sois gentil en sa présence, d’accord ?-
Qu’est-ce qu’elle fait ici ? »
Paige soupira, rangea ce qu’elle était en train de faire et alla s’installer près du garçon.
«
Tu sais, ton père est un homme puissant, qui a une situation plus que confortable. Il est normal que des femmes s’intéressent à lui, et… il est normal qu’il s’intéresse à elles en retour.-
Il a déjà une femme.-
Aster… »
☆
Attroupés autour d’un feu, les membres de l’Escouade d’Emeraude profitaient d’un repos bien mérité suite au chemin qu’ils avaient parcouru. Cela faisait plusieurs jours qu’Aster avait rejoint leurs rangs, après s’être battus à leurs côtés contre un groupe dont lui-même faisait initialement partie. L’ancien mercenaire avait d’ailleurs été surpris que leur Capitaine, un certain Alistair Dwyn, lui propose de les rejoindre. À sa place, le Thoron se serait montré plus méfiant. Mais il ne s’en plaignait pas.
Jusque-là, les plupart de ses camarades s’étaient montrés corrects envers lui, certains allant même jusqu’à le complimenter sur ses compétences martiales, étonnés qu’il soit capable de manier une arme si massive avec tant d’aisance. Bien évidemment, Aster s’était abstenu de leur dire qu’il avait été entraîné par un des meilleurs maîtres d’armes de Calendyr. Il s’était même abstenu de leur raconter quoi que ce soit sur son passé, et tous semblaient respecter son choix.
C’était agréable, pour une fois, de ne pas se sentir jugé.
★
La nuit était sombre malgré la lune perchée à son firmament. Entre les arbres, au loin, les feuilles bruissaient sous le souffle doux de la brise nocturne. Les chouettes hululaient. Les renards glapissaient. Mais il ne les entendait pas. Son cœur tambourinait dans ses oreilles, plus fort encore que le bruit que ses pieds faisaient en frappant sèchement contre l’herbe et la terre qui la supportait au rythme effréné de sa course. Cela faisait plusieurs minutes qu’il n’entendait plus les appels derrière lui, ceux qui lui étaient adressés. Cela faisait plusieurs minutes que la lueur des torches avait disparu dans son dos. Son souffle était haletant, ses poumons en feu, ses jambes endolories. Mais rien n’était aussi douloureux que cet écrasant poids qui menaçait de broyer son torse.
Pourtant, il le fuyait. Ce poids. Cet inconfort. Cette réalisation. Cette réalité. Derrière ses yeux fermés, il revoyait très clairement la scène, comme s’il y était toujours. Il sentait encore la chaleur de sa douce main. L’odeur enivrante de ses cheveux qui lui emplissait le nez. Il voyait toujours son sourire, si radieux, bien que si faible. Ce sourire qui se résorbait à mesure que la prise sur sa main devenait plus incertaine, jusqu’à ce qu’elle lâche complètement prise.
Il ne voyait plus son visage lorsque l’annonce tomba, qu’une autre main vint se poser sur son épaule. Aveuglé par un voile de larmes, figé par les mots, il avait tenté de se convaincre qu’il avait mal entendu, mal compris, tandis que la vérité allait et venait, le malmenant avec autant d’aisance que d’impitoyabilité. Et sa main désespérément vide se referma.
Aster sentit le sol se dérober sous ses pieds, et il s’écrasa face contre terre, roulant pendant encore quelques mètres jusqu’à naturellement se retrouver sur le dos à regarder un ciel dont la lueur des étoiles, si présentes, était multipliée par les larmes qui voilaient sa vision. Les sanglots secouaient l’entièreté de son corps comme des spasmes, de nombreuses images se succédant dans son esprit, des images d’un temps à présent douloureusement révolu.
Et dans cette nuit sombre malgré la lune perchée à son firmament, loin des arbres dont les feuilles bruissaient sous le souffle doux de la brise nocturne, accompagnant le hululement des chouettes et le glapissement des renards, on aurait cru entendre un loup hurler à la lune.
☆
Aster tira sur les rennes de Maverick lorsque les murs de la cité furent en vue. Bellamy mit quelques instants avant de remarquer l’arrêt de son compagnon de voyage, mais une fois la réalisation faite, elle ne brisa pas le silence, se contentant de le regarder. Aster avait cessé il y avait bien longtemps de compter les jours depuis son départ, mais toute approximation le poussait à croire que cela faisait plus ou moins quinze ans qu’il avait quitté Calendyr. Quinze années passées à fuir la capitale impériale comme la peste.
Il avait cru être prêt à revenir. La perspective était envisagée depuis quelques temps déjà. Mais dire que la vision de ce qu’il considérait autrefois comme étant chez lui bousculait ses convictions était un euphémisme. Son corps tremblait de manière imperceptible. Tout son être lui hurlait de faire demi-tour, d’oublier cette idée folle, de retourner à la seule vie qu’il connaissait à présent. Après tout, il avait fini par trouver le bonheur, si loin d’ici. Un bonheur relatif, certes. Un bonheur qui n’irait pas à tout un chacun, certainement. Mais un certain bonheur malgré tout. Devait-il vraiment tout risquer pour ce qui n’était plus qu’un lointain souvenir, les quelques bribes du passé d’un homme qu’il n’était plus aujourd’hui ?
Une sensation dans son avant-bras le ramena à la réalité, et il posa son regard sur Bellamy qui avait à présent réduit la distance qui les séparait pour le tirer de ses rêveries.
«
Tout va bien se passer. »
Le noble paria observa sa sœur d’armes pendant quelques instants, puis pris une grande inspiration et sourit, lui adressant un hochement de tête. Il se couvrit ensuite de sa capuche, et talonna son cheval pour reprendre la route.
Tout allait bien se passer.
★
De la rue, on pouvait entendre les éclats de voix provenant des jardins de la famille Celes. On y fêtait le retour des beaux jours, le rayonnement nouveau d’un soleil radieux qui annonçait une saison particulièrement agréable. De nombreuses personnes étaient présentes ce jour-là, dont une grande majorité qu’Aster ne connaissait ou ne reconnaissait pas, mais qui devaient sans nul doute être très importants.
Non pas que cela faisait la moindre différence pour lui. Les seules personnes importantes à ses yeux se trouvaient autour de lui. Sa petite sœur, Elanor, avec laquelle il dansait alors qu’elle commençait tout juste à tenir debout. Sa mère, Lusine, qui jouait au violon l’air qui dirigeait leurs mouvements. Son ami, Leandry, qui comme à son habitude n’arrivait pas à enchainer deux pas de danse, mais qui y mettait plus de cœur que n’importe qui d’autre. C’était là toute la compagnie dont il avait besoin, tout le bonheur qu’il désirait. C’était une belle vie que celle qu’il vivait.
Il espérait qu’elle ne change jamais.