▬ somewhere, in a far far land.
CHAPITRE I - Le Féminin Sacré « La vie n'est pas un pré verdoyant dans lequel il fait bon se promener. La vie est une jungle impitoyable où seuls survivent et avancent les plus forts, les plus intelligents, les plus prévoyants. »
_LES AMES CROISÉES - PIERRE BOTTERO « Mamà ?
- Oui ? »
Un temps de pause. Le petit garçon à la silhouette frêle savait que s'il posait cette question, quelque chose se glacerait en lui. Et se casserait.
« Est-ce qu'elle va mourir ? »
Elle savait que si elle lui répondait, quelque chose se glacerait en lui. Et se casserait. Mais elle n'était pas l'aînée de cette famille pour rien. Ils comptaient sur elle. A défaut de cet ersatz de génitrice hurlant dans la pièce en face.
« Oui. », répondit-elle de cette voix basse et déjà trop tôt éraillée par les années.
La jeune fille s'était appuyé contre le tenant de la porte de la chambre. C'est alerté par les hurlements que le petit l'avait rejoint. Dans cette pièce, il n'y avait que l'odeur de la mort à venir. Son effluve rance. Celle du sang séché et de la transpiration inondant les draps, en imprégnant le tissu autrefois immaculé. Asmodee serra la main de son petit frère. Assez pour qu'il sache qu'elle serait toujours là. Pas assez pour qu'il sache qu'elle avait peur.
En dépit de la haine crépitante qu'elle éprouvait, elle se posait la question de l'Après. Il serra sa main en retour. Et elle pouvait sentir tout le désespoir dans cette poigne de petit garçon. Et seule la mâchoire serrée de cette gamine témoignait de la tension qui s'agitait à l'intérieur de son cœur. Mais son regard ne fléchissait pas. Il restait, immobile. Acculant cette femme terrible. Qui un jour lui avait fait peur. Alors qu'aujourd'hui, elle n'éveillait que de la haine.
Ses prunelles vertes croisèrent un bref instant les bleues de l'homme en retrait dans la pièce. C'était, avec le médecin le seul individu réellement inquiet pour le sort de la femme dans ce lit poisseux. Parce qu'en dépit de son ignominie, il avait réussi à l'aimer. Cette tenancière de bordel et ses quatre marmots qui prostituait sa propre enfant.
Peut être cinq de marmots. Si l'enfant daignait se pointer. Et la tuer au passage. La vie avait déjà enlevé à Asmodee une sœur. Un jour ses poumons avaient commencé à se remplir de sang. Et elle toussait dans un sifflement sinistre.
Les nuits étaient terribles.
C'était il y a deux ans.
Douze ans c'est beaucoup trop tôt pour voir la mort en face.
Douze ans c'est aussi, beaucoup trop tôt pour faire des gâteries.
Mais ça remplit la casserole.
La main du petit garçon serrait d'une force peu commune sa grande sœur. Un idiot aurait compris qu'il était terrifié.
Ça y était. La petite était sorti. Elle hurla fort. Bien plus que les jumeaux avaient hurlé quand ils étaient nés. Arthemiev et Asaf étaient des petits discrets. Mais elle. C'était une battante. Asmodee le savait. Il ne pouvait pas en être autrement. Il ne peut en être autrement lorsqu'on naît dans la mort.
« Asmodee... », murmura la génitrice.
La jeune fille leva un sourcil et émit un reniflement dédaigneux. Elle pouvait bien lui accorder cela à la vieille. Elle allait y passer. Elle eut envie de vomir quand elle lâcha la main du petit. Le médecin voulut poser l'enfant sur la matrone mais elle refusa et indiqua Asmodee. On lui mit l'enfant dans les bras et derechef celle ci cessa de hurler, elle la fixait de ses grandes billes grises. Elle avait hérité de la blondeur de la mère. C'était étrange comme sensation. Cette petite chose toute chaude qui n'attend que de découvrir la vie. Et qui, lorsqu'il pose son regard s'en remet complètement à vous.
« Asmodee...c'est à toi de la nommer... », murmura faiblement la femme.
« Freyja! , voulut intervenir l'homme mais elle l'arrêta d'un geste.
- C'est ma décision. Ma dernière volonté, Elwyn. »
Le silence se fit alors que la sage femme tapotait le front trempé de sueur de sa patiente avec un tissu humide.
« Astalith. », répondit Asmodee.
Son petit frère s'approcha pour voir la nouvelle née et elle s'abaissa pour qu'il vit mieux. Quant au dénommé Elwyn, il serra les poings. Passablement énervé.
« .Ah eh bien elle est bien partie dans la vie avec un prénom pareil ! En faisant cela tu tournes le dos à ce qui a fait de toi ce que tu es. Nous ne soutenons pas les Gwelnaur pour te voir... », commença t-il.
Asmodee s'arracha de la contemplation de sa jeune sœur et leva le regard vers lui. Un regard incisif, brutal, tout en s'approchant de lui. Sa sœur serrée fort contre son sein.
« Excuse moi si tes parents ont préféré te donner le dérivé du prénom d'une tapette qui se promène avec des fleurs dans le cul. Et dans quelques secondes, il n'y aura plus de 'nous' qui tienne. », murmura t-elle.
Quand elle rendit son dernier souffle, cette femme qui avait passer sa vie à haïr le monde entier -ses enfants compris- sourit à ce qui allait demeurer son héritage. La trace de son passage sur terre.
"Ne commets pas les mêmes erreurs que moi." furent ses derniers mots. Et ils étaient adressé à la jeune fille qui tenait son enfant.
Plus rien ne serait jamais pareil. C'était ainsi que les choses devaient arriver.
Et Asmodee se battrait plus loin que quiconque pour ceux qu'elle aimait.
Et s'il fallait tuer. Elle tuerait.
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CHAPITRE II - Tu ne surineras point. « La charité et la pitié ne sont plus de ce monde et l'Amour non plus. Et pourtant tout était basé sur l'Amour mais les hommes n'ont jamais su ce que c'était.
»
_LETTRES ÉCRITES DE RODEZ - ANTONIN ARTAUD Pour tenir sa promesse, Elwyn l'avait tenu. Il s'était occupé d'eux. S'était chargé de leur éducation. Si bien qu'en dépit de leur caste sociale, les enfants savaient lire et écrire, compter et monter à cheval. Se défendre et avaient le verbe haut. Astalith, contre toute attente se montrait patiente et possédait un caractère affirmé. Elle savait déjà déchiffrer nombre de mots alors qu'elle n'était âgée que de six ans. Quand aux jumeaux, l'un était aussi studieux que l'autre était agité et indiscipliné. Arthemiev rêvait de devenir herboriste, de soigner les gens, en attendant de pouvoir se faufiler dans les interstices de la bourgeoisie, il faisait tout le contraire de sa vocation. Elwyn lui avait trouvé un forgeron pour devenir apprenti.
Asaf, quand à lui n'écoutait rien. Son rêve était de devenir poète, musicien. Il apprenait la sitar dès que son temps libre le permettait ainsi que des dizaines de tour de passe-passe et s'entraînait sur sa petite sœur émerveillée de le voir accomplir tant de prouesses. En un mot, c'était un pitre et il rêvait à la vie d'artiste, de saltimbanque.
Quand à Asmodee, elle était restée longtemps dans l'affaire de sa mère. Elwyn disait qu'elle était rentable. Les hommes aimaient le fait qu'elle ne leur sourit pas, ni qu'elle chercha à s'attirer leurs faveurs. Dans une énième dispute, Elwyn avait cédé et laissé trouver un autre emploi. Cela faisait trois ans qu'elle travaillait dans une taverne. Elle aimait le parfum des mets qu'elle servait, la bonhomie des gens exténués du voyage qui recherche un peu de réconfort et de repos avant de repartir explorer des contrées.
Des contrées lointaines, elle en rêvait. Et partir. Se délester du regard des hommes qui faisaient courir leurs pulsions immondes sur ses courbes félines.
La taverne était tenue par une femme à l'accent râpeux, mais dotée d'un sens de la justice sans précédent.
La nuit, quand elle avait terminé son service, elle ne rentrait pas tout de suite. C'était son moment de plaisir. Rien qu'à elle. Elle montait sur les toits et courait, se lançait des défis à elle même. Vais-je réussir à sauter d'aussi haut ? Elle soumettait son corps à la souplesse, à la gravité. Et elle rentrait, embrassait les jumeaux, puis, Astalith. Mais ne trouvait pas le sommeil tout de suite.
Il y avait quelque chose qui arrivait. Aussi sûr que son vingtième anniversaire. Elle le sentait. Et Asmodee avait toujours eu le flair pour cela. Un soir, avant la fin du service, elle avait senti que quelque chose était arrivé. Au moment où elle allait demander à sa patronne de quitter plus tôt, Arthemiev était venu la trouver pour lui dire qu'Asaf s'était cassé la cheville.
Ses craintes ne mirent pas longtemps à être confirmées.
Le lendemain, Elwyn était assassiné. Car son amour pour le jeu avait eu raison de lui. Et il y avait des gens à Til Garhyt qui n'aimaient pas qu'on se moque d'eux éperdumment.
Asmodee inspira profondément avant de toquer à la porte du notaire. Des centaines de questions se bousculaient dans son esprit. Elle ne pourrait pas à elle seule se charger de l'éducation de ses frères et soeurs. Et comment n'avait-elle pas pu remarquer quoi que ce soit du taux d'endettement de son beau-père ?
« Ah! Asmodee. Je t'attendais. »
Cette voix. Elle la reconnaissait entre mille. Elle pivota légèrement sur elle même et se retrouva face à lui. Il avait changé en huit ans. Mais elle aurait pu le reconnaître dans une foule de cent individus. Et cette odeur répugnante. Bien trop musquée, mélangée à de la transpiration. Elle serra fort sa mâchoire. Mauvaise habitude qu'elle avait pris dès qu'elle était tendue. A s'en péter l'émail.
Il ouvrit la porte de son cabinet et l'invita à rentrer. Mais Asmodee ne pouvait plus émettre un seul geste. Elle s'était juré pourtant. Pour elle, pour sa famille de ne pas connaître l'irréparable. C'était lui. Au bordel de sa mère, il y a huit ans. Le premier porc à avoir posé sa main sur elle. Si ce soir, sa mère l'avait appelé c'était parce qu'il ne cessait de réclamer des filles plus jeunes. Bien trop jeune.
Si depuis ce soir elle a toujours un couteau aiguisé sur elle c'est à cause de lui.
Elle avança d'un pas. Puis de deux. La nuque raide, le regard fixe. Et ce stupide sourire qu'il ne cessait d'arborer.
« Je t'ai connu moins timide ! Bref. Passons. Comme tu t'en doutes, Elwyn n'a pas laissé grand chose si ce n'est...des dettes...il vous lègue cependant la maison minable dans laquelle vous habitez car il l'avait acheté à prix coûtant lorsqu'il avait commencé à fréquenter ta mère. », annonça t-il en se raclant la gorge.
« Cependant. Il avait senti le vent tourner il y a peu et était venu me voir en me demandant de préserver une maigre somme au cas ou. », continua t-il sans cesser de regarder Asmodee, le regard perçant et porcin.
« Mais il va falloir être très sage. »
Son ton ne souffrait d'aucune hésitation. Quelque chose à cet instant précis s'éteignit dans l'esprit de la jeune femme. Elle était devenu un automate.
« Tu as toujours su te montrer exemplaire. »
La lèvre inférieure d'Asmodee tremblait. Ses mains n'étaient plus que deux poings serrés. A son oreille, elle pouvait sentir ses dents grincer sous l'effort déployé. Il fallait qu'elle se maîtrise.
Pour elle, pour sa famille.
Il se leva en lissant son bouc. Cet homme aurait pu être beau s'il n'avait pas été atteint de tels vices. Et c'était cela le pire. La plupart étaient malheureux, gras et adipeux, frêles et chétifs, ridicules et pathétiques.
Lui était bien pire que cela.
Il posa une main sur son épaule et murmura à son oreille de sa voix basse.
« Pense à ta famille. Et puis, on s'amusait bien tous les deux ? Tu me manques un peu. D'aucune ne possède ton flegme, cette indifférence. »
Il fallait qu'elle tienne. Elle pensait à ça lorsqu'il redescendit sa main plus bas. Que son souffle se fit plus pressant. Il fallait qu'elle tienne pour elle, pour...
Elle ne réalisa pas tout de suite.
Le coupe papier dans sa main et l'autre qui se tenait le cou en la regardant stupidement. Elle se leva prestamment, et continua. Il était trop tard de toute façon.
Elle ne savait pas que l'humain pouvait saigner autant. Mais elle ne s'arrêta pas. Elle ne cessait de lui asséner des coups. Il payait pour tous ceux qui se permettaient de prendre ceux qui osaient prendre à des femmes qui allaient les dégueuler juste après. Jusqu'à la bile. Ce n'est que lorsqu'elle eut terminé qu'elle réalisa ce qui venait de se passer. Elle récupéra l'enveloppe cachetée d'Elwyn et s'en alla en direction de la taverne de Molly.
Il était tard et elle savait très bien qu'à cette heure ci, rares étaient les clients. Molly aimait le jour, Molly était lumière. C'était ce qu'elle se répétait tel un mantra. Elle pensait aux petits. Elle crevait de peur.
« Asmodee... », fut la seule réaction de sa patronne lorsqu'elle se faufila au bar par la porte de derrière. Heureusement, il n'y avait qu'un vieil ivrogne qui cuvait sur une chaise à l'équilibre bancal.
« Je sais pas. Je sais pas. Je sais pas. Il a voulu. Et je voulais pas. Je veux plus. », elle débitait fort.
Vite. Molly alla cherche une serviette l'enroula dedans puis la serra fort dans ses bras. Elle semblait connaître ce genre de situations et cela n'était pas étonnant. Asmodee éclata en sanglots. Et elle s'aperçut que cela faisait des âges qu'elle n'avait pas pleuré. Et cela faisait du bien. Là, dans la poitrine de Molly elle vidait tout ce qu'elle avait gardé, bloqué dans la gorge, pourrissant sur les flancs.
« Ne laisse pas ces bâtards t'anéantir. C'est ainsi Asmodee. C'est toi ou eux. Tu comprends ce que je te dis ? »
Elle leva son regard brûlant vers Molly et hocha la tête.
« Je veux te l'entendre dire.
- Je ne laisserai jamais ces bâtards m'anéantir. », souffla t-elle
« Allez maintenant va te laver, je vais aller chercher tes frères et sœur ainsi que quelques affaires. Et j'appelle Gustav. Il me doit un service et possède deux carrioles. »
Avec la promesse de revenir un jour, assez d'argent pour voir de quoi venir et sa fratrie, Asmodee quitta la ville maudite ce soir là, le cœur lourd mais la conscience apaisée.
« Ne laisse pas ces bâtards t'anéantir.
- Mhh...quoi Mamà ?
- Rien ma puce, rendors toi. »